Certaines « idées » de mise en scène, de scénographie peuvent s'avérer encombrantes et inadéquates, rendant même pénible le spectacle pour ceux qui y assistent ; elles peuvent aussi se réduire à des gadgets inconséquents pour, en fait, masquer des insuffisances ou des imperfections de mise en scène ; enfin elles peuvent se muer en modes (comme actuellement l'usage de la vidéo) involuant en routines... Au contraire, parfois certaines idées pour la scène nous enthousiasment par tous les possibles et l'enrichissement esthétique qu'elles créent. Dans des registres très différents, deux spectacles nous l'ont montré avec brio.
Le spectacle est itinérant, comme pour rappeler la vie errante de Giordano Bruno (1548- 1600), et si l'on n'y a pas assisté au Théâtre de la Reine blanche à Paris jusqu'à la mi-janvier, on aura peut-être la chance de le voir ailleurs et à un autre moment. Le Souper des cendres est adapté, mis en scène par Laurent Vacher à partir d'un morceau célèbre des Dialogues métaphysiques du philosophe italien, intitulé « La Cena de le Ceneri ». Également à partir des minutes de son procès, ses derniers moments. Pour sa conception toute moderne de l'infinité de l'univers et de la pluralité des mondes, pour son panthéïsme, Giordano Bruno fut en effet emprisonné dans les cachots de l'Inquisition et mis en procès les dernières années de sa vie, torturé, puis condamné à mort le 8 février 1600 en tant qu' « hérétique impénitent, opiniâtre et obstiné » (sic) et, le 17 février 1600, brûlé vif au Campo dei Fiori... C'est à un martyr et à un héros intransigeant de la pensée libre contre le dogme religieux que rend un hommage vibrant ce spectacle. L'idée forte de la mise en scène consiste à étroitement associer les écrits et les paroles de Giordano Bruno, que le comédien Benoît Marco porte avec vigueur, à d'originales scansions musicales (Clément Landais ou Philippe Thibault) à la contrebasse. Le va-et-vient permanent entre la parole et la musique est ici remarquable, la seconde soutenant, prolongeant et enrichissant la première. « J'ai toujours imaginé que le son grave de la contrebasse correspond au son que je me fais de l'univers. L'astrophysicienne Sylvie Vauclair est spécialiste des sons et de la musique des étoiles, elle explique que la musique fait partie de l'étude et de la compréhension de l'univers. Képler a d'ailleurs à plusieurs reprises parlé de la musique des sphères», explique Laurent Vacher, qui théorise la convergence paroles/musique jusqu'à dépasser la présente justification cosmologique. Il n'hésite pas à invoquer une musique qui... « brise le dogme et libère la pensée » (cf. à ce propos le rôle du jazz dans le spectacle La Chose commune - Verso Hebdo du 23-9-21), plaçant le musicien au coeur même de l'acte théâtral, au même niveau que le comédien. Sur le plateau nu, avec juste trois éléments (une chaise, un billot et un merlin), se jouent ici le dialogue impossible (donc le monologue) entre une pensée philosophique ouverte et une religion bornée mais surtout le dialogue fécond, inventif, prometteur entre la parole inspirée et la création musicale.
Une idée simple, ingénieuse voire géniale, qui se décline et développe à l'envi, a fait du spectacle Les gros patinent bien, cabaret de carton (c'était jusqu'au 16 janvier au Théâtre du Rond-Point) l'un des plus créativement drôles de ce début d'année. Le public adore, les critiques admirent, et les professionnels de la scène hochent la tête d'un air entendu... Comme c'est souvent le cas, la trouvaille qui fonde le spectacle de et avec Olivier Martin-Salvan et Pierre Guillois, était une réponse à une situation de manque, de pénurie. Rêvant d'un grand spectacle avec beaucoup d'effets et décors, et se retrouvant sans moyens, les deux artistes, après avoir récupéré d'anciens décors, ont fini par écrire au gros feutre noir sur des cartons : « arbre », « fjord », « rocher », etc. Bien pratique au début ! Et puis c'est devenu la matière, la substance même d'un spectacle hilarant : « cette matière marronnasse [le carton] nous a appelés dans le coin de la salle de répétition ! Et on s'est mis à improviser des situations épiques avec un gros acteur assis et immobile, et un maigre qui fait tout avec des panneaux de carton », confie Olivier Martin-Salvan. L'argument ? Un voyage picaresque de l'Islande au sud de l'Espagne. Avec ça un jeu burlesque où l'on croit reconnaître parfois Laurel et Hardy, et d'autres fois de spirituels dessins animés façon Tex Avery. Du carton au cartoon en quelque sorte... Caisses, panneaux, accessoires en carton brandis, agités de façon virtuose et (im)pertinente par Pierre Guillois (assisté pour l'admirable ingénierie carton par Charlotte Rodière), tandis que s'invente tout un code sur la taille de ces panneaux, leurs mouvements, etc. Une « cartonologie » qui tient autant de l'art conceptuel (on pense au travail de Joël Ducorroy, se définissant comme artiste « plaquetitien ») que du théâtre de rue le plus créatif. Le spectateur passe donc son temps à... lire (très vite) en même temps qu'il regarde ce mimodrame. Mais, s'il n'y a pas de dialogues, du grommelot hystérique d'Olivier Martin-Salvan aux cris d'animaux mimés par Pierre Guillois, en passant par moult bruitages, le spectacle est joyeusement sonore. Alors, on ose à peine écrire, tant l'allusion est facile, que ce spectacle a fait un... carton, mais c'est tellement vrai d'une part et révélateur de l'autre !
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