Surtout s'il pratique l'eau-forte ou la pointe sèche, pour un graveur, une bonne partie de son langage, ou plus exactement de ses valeurs, de ses intensités, ce sont bien sûr les traits. Leur direction, leur densité, leur épaisseur, leur rapport entre eux et au blanc, etc... Optant pour des hachures denses, vibrantes, un Seghers, un Rembrandt furent, pour ne citer qu'eux, d'admirables graveurs, interprètes des paysages naturels. Et l'on peut raisonnablement estimer qu'un peu moins de quatre siècles après, ces deux artistes hollandais inspirèrent toujours un autre graveur virtuose des Pays-Bas, l'aquafortiste Charles Donker, né en 1940 à Utrecht, où il travaille et vit, tout près de la nature et loin des spots intermittents de la mode.
L'exposition D'abord regarder - Charles Donker (jusqu'au 3 avril à la Fondation Custodia) retrace les cinquante ans de carrière de cet artiste, montrant un choix significatif de son oeuvre gravée appartenant à la Fondation. Également, et pour la première fois, une trentaine de dessins et d'aquarelles. Quand on observe certains arbres dessinés, gravés par Donker, on peut être enclin à les comparer à cette fameuse gravure à l'eau-forte et pointe sèche, réalisée par Rembrandt en 1643 : Les Trois Arbres. Mais Donker ne joue pas sur le clair-obscur tourmenté... Graveur serein et virtuose, il préfère les arbres ayant perdu leurs feuilles pour les effets graphiques arborescents que produisent les branchages, et surtout travailler sur la végétation complexe au sol, qui devient motif, prétexte pour lui à une variation étonnante de traits, générant un effet de disparate résolûment moderne. Cette prolifération, toute moderne, est rééquilibrée par une composition orthogonale classique : « J'aime les choses droites, équilibrées, horizontalement ou verticalement» avoue Donker. Il grave directement en extérieur sur sa plaque vernissée : même les couleurs sont traduites en traits... « Une eau-forte de Charles Donker est un précis d'événements observés sur plusieurs jours dans des endroits où quasiment rien d'autre n'a lieu que le lieu. Le moindre mouvement est proscrit », est-il notifié dans la présentation. Dès lors, s'il représente un oiseau, ce dernier doit être immobile ou mort, offrant à l'artiste l'occasion de traduire en traits minutieux les variations du plumage. Quand il dessine, grave une pomme de pin, l'extrême précision de l'eau-forte produit un effet de sur-réalité qui peut, lui aussi, être moderne... Si l'on peut ne pas être convaincu par les aquarelles ici présentées, on ne résiste guère à la fascination de l'analytique extrême que ces traits innombrables exercent, en leur minutie religieuse et en leurs réjouissantes variations.
Les traits, la ligne : tout le dessin ?... Il est bien entendu restrictif de ne cantonner la ligne qu'à servir seulement de contour. Dans les « esquisses pédagogiques » de sa Théorie de l'art moderne, Paul Klee trace, montre différentes lignes, actives et passives, secondaires, accompagnées, intermédiaires, etc., sans les asservir à une quelconque représentation. La ligne peut également devenir un élément essentiel pour un schéma, le terme de « dessin » retrouvant alors son autre sens de « dessein » (projet) sous l'influence de l'italien « disegno ». La ligne peut s'émanciper aussi de toute fonctionnalité pour suivre ou guider la rêverie vagabonde de la main/cerveau. Tous ces aspects de la ligne, et d'autres encore, se retrouvent dans les innombrables dessins (il en a réalisé 100 000 au cours de sa vie !) de Joseph Beuys (1921- 1986), dont on a fêté assez discrètement, l'an dernier, le centenaire de la naissance. L'exposition Ligne à ligne, feuille à feuille (jusqu'au 27 mars au Musée d'Art Moderne) nous propose une centaine de dessins de l'artiste, issus de la collection de la famille Beuys.
Les multiples activités du plasticien allemand passaient toutes par le dessin. Recherche de formes, schèmes pour des actions, interventions, aspect symbolique et anthropologique, saisie linéaire du monde extérieur et intérieur : « Eva Beuys, sa femme, rapporte qu'il dessinait constamment, même pendant une conversation, un entretien, ou devant la télévision. Alors que certains dessins semblent n'être que la traduction de gestes spontanés ou de simples évocations, d'autres apparaissent plus aboutis, bien que cette distinction n'eût pas de réel sens pour l'artiste » (texte de présentation). Et Beuys utilisait le crayon, le pinceau sur une grande variété de supports, des blocs-notes au papier calque en passant par le carton ou le papier à lettres. Si la ligne est aussi un sismographe des émotions et sentiments, son extrême légèreté, sa ténuité chez Beuys suggèrent une distanciation des affects... Fanny Schulmann, Nadia Chalbi, Mailena Mallach, commissaires de l'exposition, l'ont organisée selon des thèmes qui traversent l'ensemble de son oeuvre : l'animal, le végétal, le sculptural, les lignes de terre, les lignes du corps, etc. Les visiteurs égarés pour qui le dessin se cantonne à la juste représentation et aux leçons perpétuées des maîtres du passé ne percevront sans doute ici que vains gribouillages et croquis larvaires. Mais la ligne, ce point en mouvement, est appelée vers d'autres aventures expérimentales : « ligne de fuite » s'échappant des traits et segments, elle ouvre sans cesse, par son imprévisible tracé, de nouveaux espaces conceptuels.
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