On peut imaginer les espoirs que le titre du dernier livre d'Yves Michaud, « L'art, c'est bien fini » (Gallimard, 324 pages, 22 euros) a soulevés chez certains ennemis déclarés de l'art contemporain, dit par eux « AC », objet de leur détestation depuis environ une trentaine d'années. Ce n'est pas la peine qu'ils achètent l'ouvrage : l'auteur les prévient au moment de conclure : « inutile donc de revenir aux pleurnicheries du classicisme, de tempêter avec Marc Fumaroli ou Jean Clair : tout ça, c'est du passé. » Diable ! où donc veut en venir l'auteur de L'art à l'état gazeux (2011) ? Il convient de faire attention au sous-titre un peu mystérieux : « Essai sur l'hyper-esthétique et les atmosphères ». L'auteur commence en faisant le constat de l'hyper-esthétisation du monde actuel. Comprendre : « cosmétique et plastique des apparences, design des expériences et des environnements de l'existence, lissage et polissage de la communication et des images, sur fond de peur de la mort, de phobie de ce qui est rugueux et fait mal, telle est l'hyper-esthétisation ».
Apprenez donc à connaître les ZEP (Zones Esthétiques Protégées) : ces centres et écoles d'art, ces manifestations genre biennales, ces départements d'universités, ces maisons de ventes aux enchères ces fondations genre LVMH au bois de Boulogne et Pinault à la Bourse de Commerce. Tous ces lieux et espaces de communication où l'on « atmosphérise » des oeuvres plastiques et à peu près n'importe quoi. Ne cherchez pas à discuter : « le triomphe de l'hyper-esthétique est un fait » (p.206). Ce triomphe est le résultat du travail de ceux que Michaud appelle les esthétiqueurs. Ils viennent de loin, et pour arriver à eux l'auteur entreprend une assez indigeste histoire des théories esthétiques depuis Platon et Aristote jusqu'aux philosophes plus proches de nous : les très connus comme Hegel, mais aussi un inconnu repéré par lui qu'il présente avec une jubilation particulière. Il s'agit d'un mathématicien, logicien et phénoménologue américain nommé Florencio Gonzàlez Asenjo. Nous finissons par arriver, page 240, à MM. Vercellone, Gambazzi et Poirier, des théoriciens dont Yves Michaud déclare adopter pour son compte la pensée commune ainsi formulée : la fin de l'art est la naissance de l'esthétique.
C'est tout ? Oui c'est tout. J'observe que Michaud cite une fois Olafur Eliasson pour n'en pratiquement rien dire. Il y avait pourtant là un cas de nature à éclairer son propos. Je me souviens que le 23 janvier 2015, pour inaugurer la ZEP type, la fondation LVMH conçue par Franck Gehry, la parole était donnée aux spécialistes de l'artiste en sa présence, dont le professeur Michel Bitbol. Ecoutons ce dernier : Dans les arts visuels, le Quattrocento inaugura l'âge de la représentation qui dura environ quatre siècles, puis vint, au XXe siècle, l'âge de la présentation. Aujourd'hui, en ce début du XXIe siècle, advient avec Eliasson l'âge de l'absentation. Ce néologisme désigne l'art de la perte de soi et de la disparition des repères, l'entrée dans l'inconnu. Il n'y aurait donc effectivement plus d'art, mais seulement partout, et en particulier dans le splendide auditorium de Gehry, de l'esthétique, celle que Michaud appelle hyper-esthétique. Il n'empêche : je connais beaucoup d'artistes (non considérés comme « contemporains » par les ZEP) qui travaillent isolément dans l'espoir avoué de servir la Beauté et de la faire partager. Pour eux, ce serait donc bien fini, vraiment ?
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