Différenciation n'est pas stigmatisation... Si avec intérêt nous nous rendons au Musée d'Art et d'Histoire de l'Hôpital Sainte-Anne pour voir l'exposition Maisons - soit quelques cent dix oeuvres choisies à partir de ce thème dans la Collection Sainte-Anne, une exposition à voir jusqu'au 17 avril -, c'est qu'une curiosité spécifique à l'égard de ces créations, émanant de personnes en situation de rupture (troubles psychiques, enfermement), nous anime. Une quinzaine de pièces d'art contemporain, a priori sur le même thème, sont mêlées à l'ensemble, à dessein : « Un dialogue qui participe à la volonté de déstigmatiser le regard porté sur les oeuvres produites en contexte hospitalier », est-il annoncé dans le propos liminaire du catalogue. Ni regard stigmatisant ni réducteur et clinique par rapport à ces oeuvres, bien. Mais l'indifférenciation et le nivellement complets du regard seraient irréalistes, et l'on peut évoquer cette juste remarque de Jean Dubuffet dans Prospectus et tous écrits suivants : « il est naturel que des êtres qui n'ont aucune chance de rencontrer des jeux ni des fêtes soient plus que d'autres portés à se fabriquer de leurs mains à leur propre usage des jeux et des fêtes - celles- ci parfois noires et formées d'une théâtralisation de leur désespoir ».
Au demeurant, la première catégorie d'oeuvres exposées (quatre catégories ont été retenues par Anne-Marie Dubois et Margaux Pisteur, commissaires de l'exposition : « La maison-hôpital », « Rêve d'habitation », « Vers la demeure » et « À l'intérieur de l'intime ») concerne l'institution hospitalière... À la fois un lieu d'enfermement et un asile, un refuge protecteur. C'est aussi un nouvel espace complexe à maîtriser (dessin toponymique de René Héroult) et une vacuité temporelle pour les pensionnaires (oeuvres de Nicholas Sarley), jusqu'à ce que de nouvelles activités s'instaurent (João Rubens Neves Garcia, H.A.R.). Alors, dans cette catégorie, les oeuvres valent souvent comme des témoignages sur une situation inhabituelle... Mais sur quelle base d'ailleurs fut opérée la sélection des pièces ? A-t-on privilégié le document ? Les seules qualités esthétiques ? Ou la force cathartique de l'oeuvre ? Ce questionnement peut taquiner le visiteur. Les expositions au MAHHSA interrogent souvent sur ce que les organisateurs souhaitent montrer (cf. Verso-Hebdo du 28-11-2019). Toutefois, dans le cadre de cette exposition-là, la dimension thématique et symbolique (la Maison) semble avoir été privilégiée : le psychologique s'y accroche tout de suite, et il est rappelé à juste titre que la maison et le bonhomme restent les deux premières représentations parlantes que les enfants produisent. De surcroît, le dessin en est simple, basique.
La catégorie « Vers la demeure » appuie sur le symbolisme de la maison. De la cabane (Jean Janès) au manoir (Alexandre Nélidoff), avec le chemin qui y mène. Et, ironie, ce sont des pensionnaires plus ou moins enfermés dans une maison spéciale qui peuvent se sentir perdus, et loin de leur vrai logis ou d'une demeure idéale. La Bible poétiquement nous dit : « Comme l'oiseau qui erre loin de son nid, ainsi l'homme qui erre loin de sa maison » (Livre des Proverbes). Mais parfois un arbre dénudé semble en interdire dramatiquement l'entrée (aquarelle d'Amy Wilde). On conçoit aisément que le dessinateur se projette, tout comme avec les « tests projectifs », dans ce type de représentation... Où se situe sa maison ? Est-elle fermée, isolée, ou habitée, insérée dans un village, un tissu urbain ? Par ailleurs on voit souvent des oeuvres qui participent de l'« art naïf », comme c'est plus généralement le cas dans toute l'exposition (Guy Ferrand, Louis-Émile Gros-Brun, Sabado Quinterni...), ce qui les différencie clairement des pièces d'art contemporain présentes (de Tatiana Trouvé, Wolfgang Laib, Maude Maris, Absalon, etc.), lesquelles cèdent le plus souvent au conceptuel.
Les deux dernières catégories (« À l'intérieur de l'intime » et « Rêve d'habitation ») suggèrent la richesse du thème, à peine entamée par l'exposition. Les dessins au stylo bleu, très étranges et parfois inquiétants, de Marilena Pelosi semblent associer la maison à une problématique de liens figés, uniquement féminins et généalogiques. Parfois, la maison comme sphère de l'intime pourrait être en fait la métonymie de la famille (Nicholas Sarley). De la ville utopique (Aristide Caillaud, artiste extérieur à la collection) aux « machines à habiter » (Charles Schley), l'imaginaire architectural a, on s'en souvient, grandement irrigué l'art brut (exemples : Adolf Wölfli, Jean Mar, Augustin Lesage, etc.) avec lequel on aura tendance à chercher ici des raccords... Un petit jeu s'instaure vite : comment reconnaître, dans cet ensemble, les oeuvres d'art contemporain ? Leur démarche systématique et distanciée (les maisons inhabitables de Maude Maris) et/ou plus simplement le fait qu'elles utilisent des instruments plus sophistiqués que de simples stylos à bille ou crayons de couleur donnent des pistes. Mais cette remarque ne doit pas sous-entendre que toute oeuvre de la Collection Sainte-Anne est illico reconnaissable, identifiable. Car multiple est le sens de l'acte créateur chez un pensionnaire : il peut être un cri, un exutoire, c'est vrai, mais aussi (ou l'oublie souvent) une tentative de se raccrocher à la normalité d'un code, d'une norme, d'une technique.
|