Quelle histoire, simple et dramatique ! Haletante... Racontée par un homme, a priori coupable, face à un juge (Emmanuel Noblet, également metteur en scène) qui va l'écouter, avec la même attention extrême que le public. Car pas un bruit dans la salle, au point que les habituels tousseurs en ont oublié leur rhume ou trachéite !... Martial Kermeur (Vincent Garanger, magistral), cet « invisible » parmi tant d'autres, quinquagénaire bon et foncièrement honnête, lui/nous raconte comment il a été floué, ruiné, bafoué par un promoteur immobilier marron, un escroc rapace : M. Lazenec. Comment cette escroquerie d'envergure a provoqué la révolte du fils de Kermeur, Erwan (jusqu'à le conduire en prison), également le suicide du maire, Martial Le Goff, et des problèmes économiques en cascade. Des malins, des prédateurs comme Lazenec, on dirait que le système, avec son cynisme et son obsession du profit, les couve et les multiplie ! Si bien que ce 9ème roman de Tanguy Viel (justement récompensé par le Prix François Mauriac), dont la pièce est une adaptation étonnamment réussie, semble aussi un plaidoyer contre l'injustice et les inégalités de classes que le système économique renforce et légitime... Grâce à la bouleversante interprétation de Vincent Garanger, le spectateur en oublie que le prévenu parle en réalité « comme un livre ». Et grâce à cet écran de fond panoramique où apparaissent de somptueuses images d'océan, quelques vues de la rade de Brest, etc., peu lui importe que l'espace où se confrontent les deux protagonistes soit totalement inadéquat. La seule terrible question demeure pour lui, jusqu'au bout : que décidera le juge ? Car son intime et essentielle conviction est un principe du droit, présent à l'Article 353 du Code pénal (titre du roman, également de la pièce qui joue jusqu'au 15 février au Théâtre du Rond-Point). Mais cette affaire de droit pénal, ce « fait divers » tragique sont transcendés par le style, la théâtralité et une vibrante humanité. C'est admirable.
Quelle Histoire, faite d'histoires palpitantes ! Histoire(s) de Paris, à travers textes en tous genres, poèmes et chansons, dans Paris Retrouvée, le spectacle poétique, enivrant que nous proposent jusqu'au 14 février à la Scala Ariane Ascaride et ses complices : Pauline Caupenne, Chloé Réjon, Océane Mozas, Délia Espinat-Dief, la chanteuse Annick Cisaruk et l'accordéoniste David Venitucci. Un spectacle se gardant des pièges attendus et redoutés de la carte postale touristique, du récitatif consensuel ou encore de la nostalgie à cinq sous... « Cette grande élégante et rebelle avait besoin de ses lumières, de ses combats, me suis-je dit un jour de colère, confinée dans mon chez moi », raconte l'actrice, que nous reconnaissons surtout par les films de Robert Guédiguian, son époux. Ici chaque comédienne évoque la capitale, dit un poème ou pousse la chanson, et l'accordéon accompagne (parfois un peu fort, au risque de couvrir les mots...) cet élégant florilège, caracolant sur les styles et les genres. Intelligente flânerie dans Paname, le nez au vent et l'humeur vagabonde. Et l'on se rend vite compte que l'on avait drôlement besoin de ces retrouvailles ! En effet Paris, métropole grise, bruyante, riche et polluée, n'est devenu pour beaucoup - en son rez-de-chaussée du moins - qu'une vitrine de la consommation luxueuse. Ou que juste des trajets à parcourir au plus vite, pour les Parisiens stressés. Et, pour les provinciaux et touristes, juste un répertoire convenu d'endroits « typiques »... Qui sait encore traverser Paris en vrai curieux, en amoureux comme l'éditeur Eric Hazan ? « Ajoutez deux lettres à Paris : c'est le paradis », écrivait Jules Renard. Pour trouver ce paradis - ô pas toujours commode ! - suivez donc le fil d'Ariane (Ascaride).
Quelle histoire sociale, évoquée à plusieurs niveaux dans Indestructible (jusqu'au 8 février au Théâtre de la Cité Internationale), un spectacle engagé, écrit et mis en scène par Manon Worms et Hakim Bah ? Celle des années 70 dans l'industrie automobile et plus précisément à Sochaux, où des ouvriers, souvent immigrés, dans les usines Peugeot s'épuisaient à produire l'« indestructible » 504, icône des Trente Glorieuses... Inspiré du livre de Robert Linhart, L'Établi (ce récit autobiographique racontant l'expérience en usine de son auteur, un jeune intellectuel maoïste politisant la condition ouvrière, sur laquelle auparavant Simone Weil (1909-1943) avait philosophé), le spectacle réunit deux personnages : Bakary, immigré malien, et Cathy, étudiante en Lettres venue partager le sort des ouvriers en usine. Excellemment documenté, Indestructible rappelle, pour ceux qui l'ont connue, cette époque des O.S., de la France industrielle, du « travail en miettes » (Georges Friedmann), des cadences infernales, des syndicats et d'un parti communiste puissants, des foyers d'immigrés venus d'un peu partout, et il instruit (témoignages, films d'archives) tous ceux qui l'ignorent. Grâce à ce spectacle, on peut apprécier tout ce qui a changé (les effets massifs de la mondialisation, avec ses délocalisations, la Chute du Mur et l'effondrement du P.C., la tertiarisation de l'économie) et ce qui n'a pas changé: exploitation, aliénation et oppression. Sous de nouvelles formes... Aussi, « indestructible » doit demeurer la ferveur militante : et c'est le message final de ce spectacle percutant. Souvent plongé dans une funèbre obscurité...
|