Si la résistance allait de soi, elle ne serait pas perçue comme une valeur, rarement incarnée d'ailleurs. L'attitude majoritaire consiste à se couler dans le mouvement général, faire le dos rond, éviter tracas et ennuis. Mais, ardue, pénible, dangereuse, la résistance fait le héros... Une aubaine pour le cinéma ! Que de films, inspirés du réel ou pures fictions, construisent leur dramaturgie à partir d'une figure héroïque de résistant, et mettent en scène l'antagonisme dramatique entre un être seul et un collectif a priori plus fort que lui ! Deux films, étonnamment proches par leur thème et sortis presque en même temps - Le Mohican et Anna -, tirent leur valeur esthétique, également éthique, d'un éclairage inspiré sur des figures de résistants. Or les deux films se déroulent sur une île. Comme une première métaphore...
Le Mohican se passe en Corse, près du littoral. Le film de Frédéric Farrucci exalte la résistance de Joseph (Alexis Manenti, poignant, inoubliable), simple berger, à la mafia qui convoite ses terres donnant sur la mer, pour les revendre à des promoteurs immobiliers. Attaché à son humble métier transmis par son père, le solitaire Joseph élève des chèvres et fabrique du fromage. Même s'il reste peut-être « le dernier des Mohicans » (référence au livre de Fenimore Cooper) parce qu'il y a de moins en moins de bergers corses comme lui et s'il lui serait tellement facile d'empocher l'argent qu'on lui propose et quitter sa terre, Joseph refuse sans hésiter le deal brutal de ce caïd du coin auquel d'habitude on ne résiste pas. Après la proposition économique, viennent les menaces de mort. Mais Joseph ne cède pas... Coup de feu dans la cabane : sauf que ce n'est pas Joseph qui meurt mais un truand, auquel sans doute son arme a pu être retournée contre lui. Alors, devenu meurtrier, Joseph va s'enfuir, à la fois poursuivi par la mafia et recherché par la police. Il prend le maquis... Action de résistance dont le réalisateur corse se saisit pleinement, à la fois pour entretenir le suspense du thriller, ériger la figure du résistant entre panique et vaillance, déployer en images les splendeurs des paysages corses et, enfin, glisser un questionnement politique (céder sans réagir à un capitalisme mafieux et à l'accaparement des terres ?). Une partie des Corses d'ailleurs prend ici la défense du Mohican dans sa cavale, d'autant plus que sa nièce utilise les réseaux sociaux pour promouvoir sa cause. Dans sa fuite éperdue, blessé, traqué, Joseph ignore qu'il n'est plus seul contre tous... Il y a là cette idée, juste et encourageante, que tout résistant peut susciter des émules. Et la scène où les vieux bergers se battent à ses côtés suggère que l'on peut aussi compter sur les tenants d'une tradition, d'une mémoire. Alternant les plans larges sur le littoral corse, les gros plans sur le héros et des travellings haletants, cette tragédie ne lâche pas le spectateur. Elle offre aussi une plongée documentaire dans la réalité locale : l'accent, la langue corses, la coupure entre littoral touristique et intérieur sauvage des terres.
Anna, film du cinéaste italien Marco Amenta, se déroule en Sardaigne. Son héroïne, Anna (fougueuse Rose Aste) est aussi une personne libre, seule et intransigeante, pour qui il est hors de question d'abandonner ses chèvres, sa bergerie, la fabrique et la vente de sa ricotta sur le marché, et céder devant un groupe immobilier voulant accaparer sa terre et y construire un complexe hôtelier. David et Goliath ! David au féminin a une chevelure superbe et un visage dur, émacié, tragique ; Goliath, responsable du projet, a lui la parole et les traits séduisants de l'irrésistible « progrès »... Et les villageois le soutiennent dans leur majorité : voilà en effet des emplois en perspective. La malheureuse Anna ne trouve pas de document attestant qu'elle est propriétaire de ce terrain où son père avait pourtant la bergerie depuis quarante ans. Elle ne possède qu'une vieille photo montrant le beau-père et le père d'Anna ensemble, le premier pouvant témoigner : c'est bien mince ! Comme un rouleau compresseur le chantier avance inéluctablement. D'un côté la fureur butée des pelleteuses, l'incoercible bétonnisation, les spots blafards éclairant de nuit le terrain, et de l'autre le petit troupeau bêlant et la farouche Anna, réincarnation d'une chèvre rebelle... Pourtant un petit avocat honnête, amoureux de la bergère, patiemment va s'occuper de son dossier. Mais sa cliente n'est pas commode, refusant même un très gros chèque que lui propose le groupe immobilier pour en finir promptement. Comme dans le film précédent, le scénario est inspiré de faits réels. La mémoire des lieux et un rapport écologique à la terre s'y heurtent à la logique unidimensionnelle de l'omnipotent Profit. La caméra, très mobile, scrute le visage et le corps d'Anna. Car c'est un flamboyant et anguleux portrait d'héroïne, avec sa part d'ombre et ses blessures intimes, que nous propose Marco Amenta. Contre le bon sens et tout arrangement, Anna prolonge son calvaire (le film dure 118 mn) jusqu'à bouleverser le spectateur par une forme de dolorisme christique. Mais la fin, inattendue, est heureuse... Le droit n'est pas soumis aux puissances d'argent. Et, si les résistants progressent, héroïques et seuls, sur un chemin de ronces, d'orties et de tourments, ce chemin peut brusquement déboucher sur l'embellie d'un radieux panorama. Avec la mer au loin, comme en Sardaigne...
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