La notion d'« intime » croise celle de « privé » (la vie intime des gens), de « profond » (une intime conviction), de « sexuel » (rapports intimes), de « secret » (journal intime). Elle est d'autant plus difficile à appréhender qu'elle se déploie entre l'essence d'un être, d'une chose (« La poésie, c'est tout ce qu'il y a d'intime dans tout » Victor Hugo) et le scabreux (toilette intime), et qu'elle varie selon les époques, les cultures, les individualités.
L'intime pourtant interroge d'autant plus notre temps que, sur fond d'extraversion généralisée induite par un capitalisme énergumène, la pornographie banalisée, l'exhibitionnisme des réseaux sociaux et l'intrusion des techniques de surveillance semblent l'avoir complètement aboli. De plus, la science éclaire crûment, froidement les pénombres de l'intime... Mais, en même temps, pour pouvoir marquer en cercles concentriques des espaces, des pratiques, nous fonctionnalisons toujours cette notion. Enfin si, selon Nietzsche, « on n'aime en définitive que ses penchants, et non ce vers quoi l'on penche », alors nos penchants voyeuristes/exhibitionnistes, pour jouir d'eux-mêmes, vont générer les fictions de l'intime.
Jusqu'au 30 mars au Musée des Arts Décoratifs, dédiée à la mémoire de l'architecte italien Italo Rota (1953-2024), l'exposition L'intime - De la chambre aux réseaux sociaux nous propose un voyage conceptuel - du XVIIIe siècle à nos jours et dans le seul contexte occidental (deux restrictions) - à travers cette notion polysémique. Bien entendu, le lieu nous fait attendre des objets d'arts décoratifs, de design et du quotidien, et ils ne manquent pas de se présenter, en grand nombre : lits, objets liés au bain, aux « commodités », à la sexualité, aux excrétions, etc. On découvre ainsi le raffinement de certains bidets ou cabinets d'aisance. Mais aussi l'existence du bourdaloue, pot de chambre exclusivement réservé aux femmes et qui ressemblait à... une élégante saucière ! Voici des dessus de tabatière très coquins, d'étonnantes créations de design favorisant la promiscuité des corps ou, plus directement, destinées à la jouissance (sex-toys) pour toutes les sexualités. On appréciera (ou non) l'humour de cet élégant bidule en étain, signé Éric Bertes et Sonia Rykiel : Oh my god (2006).
Tous ces objets se voient associés à des peintures ou des photographies d'artistes, extraites ainsi (comme c'était prévisible) de leur portée esthétique globale. Ainsi il est peu probable que cette photographie en couleurs de Philip-Lorca diCorcia, pour ne citer que cet exemple, puisse se réduire à une problématique d'intimité... C'est aussi que l'exposition, comme l'ont voulu ses commissaires, Christine Macel et Fulvio Irace, entremêle dans son parcours l'historique, le sociologique et l'esthétique. Mais lorsque l'esthétique de certains objets témoigne d'une réjouissante créativité, comme les tubes de rouge à lèvres, on les expose à foison, perdant de vue au passage en quoi l'objet en question nous éclaire sur l'intime. Alors, pour ne pas perdre de vue cette notion complexe qui nous égare, on peut garder en tête le schéma (sans doute insuffisant) des cercles concentriques, qui vont de la maison à la chambre (à soi), de la chambre au lit, du lit au bain et aux toilettes, des toilettes au corps et à ses parties cachées, et enfin du corps à notre intériorité psychique. D'ailleurs la quatorzième et dernière salle est consacrée justement à L'intime ultime : la conversation avec soi, c'est-à-dire le « journal intime »... Cependant on pourra avec Freud prétendre que notre intériorité psychique cache elle-même une intériorité supplémentaire : notre inconscient et ses pulsions inavouables. Dès que la socialisation commence, l'hypocrisie s'installant, la sphère de l'intime ne se reconstitue- t-elle pas nécessairement dans les profondeurs de soi ?
Une mention pour cette salle consacrée à L'intime précaire. On sait bien que plus on est pauvre, plus la promiscuité augmente et l'intimité diminue. Mais, plus radicalement, « que reste-t-il de l'intime et comment le préserver lorsqu'on se trouve en situation précaire, privé d'un espace à soi, qu'il s'agisse du sans-abri, du migrant, du prisonnier ou du malade ? ». Ce rappel brutal de la grande misère est d'autant plus judicieux que l'ensemble de l'exposition étale le luxe, le prestige et la sophistication de ses objets en vitrine. Voilà un décryptage socio- économique de plus, surdéterminant encore la notion d'intime.
Si la vocation du MAD reste bien de nous montrer d'étonnants et/ou splendides objets d'arts décoratifs, sans doute n'est-ce point à travers eux que nous pourrons vraiment nous approcher de l'intime, cette complicité avec soi-même. Cependant assez d'éléments sont abordés dans l'exposition pour inciter à s'interroger sur la valeur de l'intime... Après avoir apprécié la complexité de la notion, constatons la relativité de sa valeur. Si, dans un contexte totalitaire, l'intime constitue une poche de résistance inestimable (un Arno Schmidt (1914- 1979), grâce à ses écrits intimes, a résisté au nazisme, à ses collègues et même à sa famille...), par contre dans une société ouverte, du partage, solidaire, la rétraction sur l'intime a tendance à se dévaluer spontanément. Mais il restera toujours ce qui en nous est réfractaire au jeu social, quel qu'il soit. Ce scepticisme frondeur habite notre for intérieur. Comme l'écrivait Camus dans ses « Carnets » : « Les doutes, c'est ce que nous avons de plus intime ».
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