« Illustratrice ? Je n'aime pas ce mot depuis qu'Éluard m'a fait remarquer combien il était moche. On en a plein la bouche. Il a inventé pour moi le terme d'Imagière ! Ça me va mieux. Je mets en image... » : cette phrase de Jacqueline Duhême apparaît en grand dans l'exposition que la Bibliothèque Forney consacre, jusqu'au 13 juillet (Jacqueline Duhême - Une vie en couleurs), à celle qui, dessinant, écrivant, s'amusant au « mail art », créant des tapisseries, jetant des couleurs vives et variées dans ses images et dans ses mots, a su toujours conserver une fraîche inspiration d'enfance.
Illustration... Non seulement le mot ne serait pas très porteur, mais encore ce qu'il recouvre est déconsidéré par ceux pour qui c'est là un genre mineur, basé sur une servile dépendance de l'image par rapport au texte. Pourtant, il suffit de confronter un illustrateur inspiré à un médiocre artiste, ou encore d'analyser puis additionner les tâches communes d'un illustrateur et d'un artiste pour gommer la plupart des connotations négatives attachées à l'illustration. En conservant toutefois la spécificité de cet art, évidemment attaché au livre et à son histoire... De fait, l'exposition sur Jacqueline Duhême regorge de livres (son oeuvre compte quand même plus de 80 livres diffusés dans de nombreux pays !), et résonne de noms d'écrivains et de poètes : Paul Éluard, Jacques Prévert, Blaise Cendrars, Jules Supervielle, Claude Roy, Raymond Queneau. On conçoit aisément la difficulté à mettre en images, donc en formes et couleurs définies, la musicalité, la polysémie, les niveaux intriqués et mobiles de la parole poétique. Arriver à obtenir l'assentiment du poète concerné est déjà beaucoup... Mais alors quand il s'agit d'idées ? Jacqueline Duhême a par exemple « illustré » plus de trente pensées de Gilles Deleuze dans L'oiseau philosophie. Élisabeth Badinter écrit pour elle en 2003 un texte d'élucidation scientifique et d'exploration, le Voyage de Monsieur de Maupertuis. Robert Badinter lui demande en 2005 d'illustrer Le Livre des droits de l'homme. Bien entendu, Jacqueline Duhême donne sa propre interprétation iconique des textes et des pensées. Cette interprétation iconique est déterminée par un style : l'esprit d'enfance, l'humour, la minutie, et un généreux usage des couleurs caractériseraient bien ce style.
Chez ceux qui créent avec les couleurs, il existe deux rapports différents, au moins, entretenus avec elles. Certains se focalisent sur une palette restreinte, se « spécialisent » même dans certaines couleurs ou, s'attachant aux harmonies complémentaires, aux nuances subtiles, aux tons rompus, travaillent savamment leur gamme chromatique. Mais d'autres, ludiques, spontanés, intuitifs, somptueux et prodigues, aiment jouer avec toutes les couleurs, comme on s'en réjouit dans les productions enfantines, souvent, ou dans l'art populaire et dans l'art naïf. Jacqueline Duhême appartient à la seconde catégorie d'artistes. Elle jette les couleurs par les fenêtres, pourrait-on dire... Et comme les enfants, son public majoritaire, restent en bas pour les accueillir, la symbiose s'effectue immédiatement. Au point que c'est encore aux enfants qu'elle peut s'adresser, mais pas seulement à eux, pour raconter sa longue vie (elle est aujourd'hui dans sa 92ème année), à la fois romanesque et difficile, ballottée d'orphelinats en couvents, puis éclairée par des rencontres décisives (Line et les autres 1986, Une vie en crobards 2014). Cette capacité à transfigurer, par l'idéalisation poétique et l'humour, la réalité, plaira beaucoup à Hélène Lazareff, fondatrice du journal Elle en 1945. Et Jacqueline Duhême collabora pendant une vingtaine d'années à ce magazine, dans différentes rubriques. Par la formule originale des amusants reportages en dessins colorés (illustrant les voyages de Jacqueline Kennedy, de De Gaulle en Amérique du Sud, du pape Paul VI en Terre Sainte), elle fournit involontairement une « communication politique » valorisante, efficace, mais dont on se doute qu'elle ne pourra se perpétuer sous cette forme quelque peu enfantine.
Un père d'origine grecque qu'elle n'a jamais pu connaître, une mère libraire à Versailles qui ne l'a guère aimée, une tante morte trop tôt pour avoir eu le temps de l'éduquer, beaucoup de solitude, l'urgence de s'en sortir en étant vachère puis ouvrière... Sans le dessin, sans les couleurs, sans une dispense qui lui permit de rentrer à 13 ans aux Beaux-Arts de Clermont-Ferrand, puis ces deux ans passés comme aide d'atelier chez Henri Matisse, que serait devenue la petite Jacqueline Duhême, si malmenée par la vie qu'elle eut longtemps du mal à simplement écrire son nom ? C'est surtout à ce parcours de vie étonnant, où la résilience fut favorisée par le courage, l'amitié et l'art, que s'attacheront peut-être les visiteurs peu emballés par cette sorte d'imagerie enfantine. Mais pour ceux qu'exalte l'aventure de la couleur - des illustrations à la tapisserie, et sans considération d'art mineur ou majeur -, cette exposition justement intitulée Une vie en couleurs réactualise, bien au-delà de ses images, la remarque fondamentale d'Oscar Wilde : « L'art est toujours plus abstrait que nous ne l'imaginons. La forme et la couleur nous parlent de forme et de couleur, et tout s'arrête là ».
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