La Joconde nue, sous la direction de Mathieu Deldicque, Domaine de Chantilly/Institut de France/in fine Editions, 224 p., 29 euro.
La Joconde de Léonard de Vinci, bien qu'une inépuisable littérature ait pu être publiée à son sujet, demeure malgré tout un mystère. A l'heure qu'il est, on estime qu'il existe deux versions authentiques de ce portrait. La question qu'il soulève est la suivante : comment se fait-il que cette commande de Del Giocondo (d'aucuns suggèrent que c'était une commande de Julien de Médicis) soit restée entre les mains du peintre et qu'il l'ait emportée en France et vendue à François Ier ? Puis vient une autre question, celle de La Joconde nue, acquise par le duc d'Aumale (fondateur du musée de Condé à Chantilly) en 1862, qui est l'objet central de cette belle exposition et de ce catalogue mémorable. Cette composition est bien connue dès la fin de la Renaissance puisque Raphaël s'en est inspiré. De plus, Léonard y fait allusion dans ce qui est devenu son Traité de peinture, compilé par son disciple Francesco Melzi. Le sujet, nous indique M. Deldique, n'est pas rare : il existe depuis la fin du XVe siècle. Verrocchio, le maître de Léonard, Giorgione, Piero di Cosimo, Botticelli, Bartolomeo Veneto, ont fait des portraits de nobles dames aux seins nus. Vincent Delieuvin fait une étude tout à fait intéressante des différentes versions de cette Joconde nue, qui pourrait être nées dans son atelier ou imitée par d'autres artistes. L'auteur s'interroge sur l'existence d'une peinture qui a été perdue. Et il montre que le sujet a été repris par Guilio Romano (La Femme au miroir) et puis par Raphaël avec sa célèbre Fornarina, ou encore le portrait de Cléopâtre par Gianpietrino. Mais cela reste malgré tout un mystère. Il existe quelques oeuvres manifestement dérivée de cette composition sur carton, comme plusieurs tableaux de Bernardino Luizi et aussi une composition de son élève préféré, Melzi, mais aussi des imitations, comme le Portrait de dame d'Adolphe Braun conservé à l'Ermitage de Saint-Pétersbourg. Cette enquête qui embrasse tous les aspects du problème permet de comprendre l'histoire de cet ouvrage qui a tant d'histoires à nous raconter. Ce catalogue est indispensable pour tous les admirateurs de Léonard de Vinci.
La Ressemblance, Georges Didi-Huberman, Editions Macula, 504 p., 32 euro.
La place me manque dans cette chronique déjà pléthorique de cette fin de semestre. Didi-Huberman a voulu nous donner une version augmentée de cette vaste étude consacrée à la revue Documents crée par Georges Bataille où ont collaboré les plus grandes figures de l'intelligentsia de l'époque, de Carl Einstein à Michel Leiris. C'est une recherche fondamentale, qui sort la pensée de Bataille des ornières qui ont été creusées par tous ses thuriféraires. C'est aussi une tentative pour comprendre comment l'auteur du Bleu du ciel prend position d'un point de vue philosophique et s'appuie en particulier sur l'ethnologie pour explorer sous un éclairage radicalement différents les objets qu'il considère comme étant exemplaires pour comprendre sa démarche. Didi-Huberman montre de quelle façon il prend le contre-pied de saint Thomas d'Aquin dans l'optique de la ressemblance. Il adopte une vision matérialiste qu'il développera par la suite. C'est un livre importante et j'insiste pour que les lecteurs avisés prennent le temps de le lire en profitant de cette période estivale. Et ceux qui ne pourront le faire, pourront lire mon petit compte rendu la première semaine de septembre.
Ames primitives, figures de film, de peluche et de papier, Philippe-Alain Michaud, Editions Macula, 208 p., 26 euro.
Philippe-Alain Michaud est un esprit curieux. Et dans le meilleur sens du terme. Ce grand connaisseur du Septième Art nous invite à explorer l'univers du cinéma de la période du muet. Mais ce n'est pas une expédition historique savante, mais plutôt une invitation à un voyage érudit et un peu ludique qui part de certaines caractéristique du cinéma, de sa création au film parlant, mais plutôt un détail technique ou iconographique nous entrainant à découvrir d'autres horizons peu ou mal connus du passé. C'est ainsi qu'on retrouve Baudelaire en train d'assister à un spectacle d'ombres chinoises et nous découvrons l'origine du Teddy Bear du président Théodore Roosevelt. La description des spectacles les plus étranges est souvent traversée par la pensée philosophique ou même théologique. On apprend avec l'auteur à se confronter à différents moments de notre civilisation, mais aussi à différentes cultures. Le personnage de bande dessinée Krazy Kat trouve son origine dans celle de Krazy Katzina et peu être mis en rapport avec les statuettes du peuple katchina. C'est d'une habilité vertigineuse et en même temps distrayant, car les sujets choisis sont la plupart du temps insolites ou drôles. Tout commence dans ce livre par Franz Kafka qui raconte à son jeune ami Janouch ce qu'il a éprouvé en allant dans une salle de cinéma. Michaud a recours aussi aux écrits de Kracauer, spécialiste du cinéma expressionniste allemand, pour comprendre les rouage singuliers de cette forme nouvelle de spectacle, qui avait une fin réaliste, et qui finit par être la manifestation d'un imaginaire inépuisable. « La comédie de destruction » est sans doute le chapitre le plus significatif, car on passe d'Arlequin à la Leçon d'anatomie de Rembrandt et au Christ mort de Mantegna et à la figure burlesque dans les films jusqu'aux principes essentiels du montage. Dus de cette manière, cela peut sembler absurde, mais ce ne l'est pas du tout : l'auteur forme des associations qui semblent impossibles, mais qui ont leur logique et nous montrent que notre certitudes doivent être remises en cause. C'est un très beau livre fait pour les explorateurs d'une modernité qui n'a de laisse de nous faire retourner dans les siècles révolus pour en tirer de grands enseignements et d'aller de découvert en découverte.
Fernand Pouillon et l'Algérie - Bâtir à hauteur d'hommes, Daphnée Bengoa, Leo Fabrizio & Kaouther Adimi, Editions Macula, 192 p., 45 euro.
Le nom de Fernand Pouillon (1912-1986) est, pour nos aînés, reste lié à une affaire qui a défrayé la chronique entre 1961 et 1963, dit l'affaire de Salmson-Le-Point. Il s'agissait d'une affaire de faux bilans, de détournement de bien sociaux et de financement occulte de l'UDR. De plus il avait créé des sociétés de promotion se référant au CNL (Comptoir National du Logement) - or, un architecte ne peut exercer tout en étant financier ou entrepreneur. Il est mis en examen et incarcéré. Hospitalisé, il s'évade en 1962 et bénéficie du soutien du réseau Jeanson et de FLN pour sa cavale en Suisse et en Italie. En 1963, il se présente à son procès sur une civière et est condamné à quatre ans de prison. Libéré en 1964 pour des raisons de santé, il a été par la suite réintégré dans l'ordre des architectes en 1978. Quand il rentre en France en 1984, il est fait officier de la Légion d'Honneur. Détesté par la majorité de ses collègues, son oeuvre n'a pas été reconnue à sa juste valeur. Quand on consulte ce très bel album, force est de constater qu'on a affaire à un créateur hors du commun, déjà par sa volonté à ne pas se soumettre aux diktats du modernisme : il a éliminé des matériaux employé le béton armé. Et puis son style se situe quelque part entre le modernisme et le style de l'architecture italienne entre les deux guerres inspirées par l'esprit du groupe du Novecento et de la metafisica de Giorgio De Chirico. Une certaine monumentalité. Mais il n'a pas été question pour lui de revenir à l'usage des ordres et aux références classiques de l'éclectisme. Et, quand il travaille en Algérie, il emploie aussi des formes issues de l'héritage arabe. Les constructions les plus monumentales ne sont pas forcément celles qui ont une fonction officielle : les immeubles populaires possèdent les mêmes caractéristiques. Ils sont admirables pour avoir donné à l'habitat le plus humble une dignité inconnue jusque là. L'énorme réalisation de la place des Deux Cents Colonnes en est la démonstration. Il sait jouer autant de connotations culturelles fortes que d'une abstraction novatrice. On découvre, en feuilletant ces pages, qu'on a devant soi les travaux d'un grand architecte, qui avait découvert un langage à la fois moderne et classique, en grand style mais paradoxalement sans la moindre pompe. Il a su aussi s'intégrer dans le paysage urbain d'Alger, une ville aux caractéristiques complexes. Ainsi devra-t-on réviser notre pensée sur l'art de bâtir au XXe siècle et replacer Fernand Pouillon à la place qu'il mérite.
Chefs-d'oeuvre du Guggenheim, de Manet à Picasso, la collection Tannhäuser, Megan Fontanella, Editions Hazan/Hôtel de Caumont/Culturespaces, 192 p., 29 euro.
Heinrich Tannhäuser (1859-1935) a ouvert la Moderne Galerie au centre de Munich en 1902. Sa première exposition rassemblait un grand nombre (environ deux cents) de tableaux impressionnistes aux côtés d'ouvrages d'artistes allemands. Le fils de ce grand marchand qui a exposé les créateurs les plus importants de l'art européen, Justin Kurt (1892-1976) a repris le flambeau en collectionnant avec passion la penture moderne. Obligé à quitter son pays, il se réfugie à New York. Là, il décide de faire don au musée de Solomon R. Guggenheim l'ensemble de sa collection. Et c'est une partie de cette collection unique en son genre qui est exposée pour la première fois en Europe à l'hôtel Caumont d'Aix-en-Provence. On est frappé par la richesse inouïe de ce que les Tannhäuser ont pu exposer dans leur galerie ou encore acquérir pour leur demeure. Il y a des Manet (dont le célèbre Bar des Folies Bergères, son dernière composition), des Renoir (La Femme à la perruche), des Monet, des Cézanne (dont L'Assiette de pèches, d'autres belles natures mortes et des paysages méridionaux), des Van Gogh peu connus mais admirables, comme La Montagne de Saint-Rémy et Le Viaduc à Asnières, des Seurat, des Douanier Rousseau, des Braque. Mais leur enfant chéri a sans nul doute été Pablo Picasso, qu'ils ont collectionné depuis quasiment ses débuts, en l'accompagnant dans les vertigineuses variations stylistiques et formelles. Il faut reconnaître que cet ensemble est remarquable. Mais l'exposition a été conçue, comme d'habitude dans une optique nationaliste, qui est regrettable. En effet, on aurait aimé voir plus d'artistes allemands. Ici une petite section est consacrée au groupe Die Blaue Reiter, avec Vassili Kandinsky, Franz Marc, Paul Klee, pour ne citer qu'eux. Kandinsky a déclaré que la Moderne Galerie était le plus beau lieu d'exposition de Munich, rendant hommage à l'audace des choix fait par les Tannhäuser et à la qualité de leurs expositions. Mais personne ne pourra se plaindre de ce qui est accroché aux cimaise de l'Hôtel de Caumont. C'est une superbe invitation au voyage dans l'art de la peinture moderne.
Jean Dubuffet, un barbare en Europe, Editions Hazan/Mucem, Marseille, 230 p., 35 euro.
Il est indéniable que Jean Dubuffet (1901-1985) est un des grands artistes de la seconde moitié du XXe siècle. Son histoire commence pendant les années 1930 : tout en s'occupant de son commerce de vin à Bercy, il commence à chercher sa voie dans la peinture. Il loue un atelier rue Lhomond à Paris et, dès 1934, il met ses affaires en gérance et a réalisé des masques à partir d'empreintes de visages. Il s'intéresse déjà à l'art des fous et se montre véhément contre les musées et toute forme d'institution artistique. Sa révolte ne plaît pas à tout le monde. C'est un échec. Il reprend les rênes de sa maison à Bercy. Il est mobilisé et, à la faveur de l'exode, va se réfugier à Céret. Il revient à Paris, mais en 1942, il décide ne plus se consacrer qu'à l'art. Il réalise alors Les Gardes du corps, que lui achète le poète Georges Limbour. Jean Paulhan le fait alors participer à l'exposition de groupe à la galerie Drouin, « Le Nu dans l'art contemporain », en mai 1943 et en juillet, dans la même galerie de la place Vendôme, il présente une exposition personnelle intitulée « Vingt paysages herbeux et terreux ». La guerre achevée, il expose de nouveau chez Drouin et son travail est très discuté. Devant cette levée de boucliers, il cherche des appuis et le trouve en la personne de Francis Ponge et d'André Breton. Ses trois voyages en Afrique entre 1947 et 1949 ne font que le conforter dans sa volonté de pousser plus loin un art revendiquant l'infantilisme et le primitivisme (il convient de se rappeler que naît alors le groupe Cobra qui est allé dans une direction assez similaire). En 1947, il faut une série de portraits d'écrivains et d'artistes comme Jean Fautrier ou Henri Michaux. Dubuffet a toujours su développer des relations amicales avec des personnalités du monde de la culture. Il expose à New York et à Bâle (fondation Beyeler). Il ne cesse d'expérimenter et produit ses premières oeuvres sculptées en 1953. De plus, il commence à écrire pour expliquer sa démarche singulière. En parallèle à sa recherche artistique, il collectionne les objets appartenant à ce qu'il appelle l' « art brut » et organise plusieurs expositions. Il crée le Foyer et puis la Compagnie de l'art brut. La revue L'Art brut commence à paraître paraît à partir de 1949. En somme il a mis en place un dispositif stratégique très élaboré et efficace pour défendre sa cause. Cette exposition remémore ce parcours qui a été tracé avec un grand acharnement, autant du point de vue de la création que de celui delà muséographie nouvelle d'oeuvre n'ayant pas encore leur place dans des musées. Et sa détermination a été payante. Désormais, il appartient au panthéon de l'art de notre temps. Son combat a laissé une trace profonde et a transformé l'esprit de l'art actuel, pour le meilleur et souvent pour le pire.
Rien n'est vrai que le beau, Oscar Wilde, préface de Pascal Alquien, « Bouquins », Robert Laffont, 1248 p., 29 euro.
Né à Dublin en 1854, Oscar Fingall O'Flahertie Wills Wilde, a choisi pour nom de plume Oscar Wilde après avoir fait de brillantes études au Trinity College à Oxford. Il y a découvert la culture grecque ancienne et en adopte les aspirations. IL apprécie la poésie de Swinburne, de Baudelaire, mais aussi de Walt Whitman. IL revendique l'esprit du décadentisme et se forge l'image d'un dandy, ennemi des sports, mais pratiquant néanmoins la boxe. Il se passionne pour l'art et se veut l'émule de Walter Pater et de John Ruskin. Ses études terminées, il rentre brièvement à Dublin, mais décide de s'installer à Londres. Il publie ses premiers poèmes en 1878 et écrit sa première pièce, Vera ou Les Nihilistes en 1880, qui a été un échec cuisant. La seconde, The Duchess of Padoue, publiée en 1883, a été jouée à New York huit ans plus tard. Quant à Salomé (1893), cette pièce a été écrite pour Sarah Bernhardt. Cette vaste anthologie n'a retenu que les romans et les nouvelles, laissant de côté toute l'oeuvre théâtrale et poétique. En revanche, l'auteur de cette édition a constitué plusieurs dossiers, dont un sur ses séjours à Paris (le dernier étant celui e sa déchéance et de sa mort survenue en 1900 après sa sortie de la prison de Reading en 1897, qui lui a inspiré l'une de ses grands poèmes, La Ballade de la geôle de Reading. On trouve également un intéressant essai de Paul Alquien sur sa philosophie de l'art, mais sans aucun texte tiré de ses Essais de littérature et d'esthétique en trois volumes (1886-1890) ni d'Intentions (posthume). Toutefois, de très larges extraits de sa correspondance y ont été inclus, ainsi qu'une biographie très détaillée, ainsi qu'un ouvrage peu connu, Le Chant du cygne, Contes parlés d'Oscar Wilde, recueillis par Guillot de Saix, publiés en 1942 par Le Mercure de France. Bien sûr, on regrettera que l'éditeur ne soit pas lancé dans la publication de son oeuvre complet. Mais le présent volume permet tout de même de découvrir une part non négligeable de la littérature de Wilde et permet aussi de découvrir l'écrivain, sa recherche et aussi de quelle façon ses contemporains ont pu accueillir ses créations. En somme, ce copieux volume est une formidable introduction à cette entreprise considérable, qui lui a valu la gloire - une gloire qui lui a fait croire qu'il était intouchable. Sa relation coupable (pour l'époque) avec le jeune Lord Alfred Douglas lui a démontré sans ménagement qu'il était loin de l'être, et qu'alors, il ne fallait surtout pas toucher aux valeurs de l'aristocratie de l'ère victorienne. Wilde est considéré depuis l'un des plus grands auteurs de langue anglaise de la fin du XIXe siècle, et cela à juste titre. Sous ses apparences enjouées 'est un novateur. Il a vraiment marqué une rupture significative avec l'idéal romanesque qui s'était imposé depuis les soeurs Brontë et le réalisme de Thomas Hardy. Il est toujours très lu dans le monde anglo-saxon et est parvenu à trouver ses inconditionnels en France.
Le Nuage et la valise, Ferdinand Peroutka, traduit du tchèque par Hélène Beletto-Sussel, Editions de la Contre-Allée, 576 p., 25 euro.
C'est une oeuvre colossale, extraordinaire, et je parlerai volontiers de chef-d'oeuvre si ce terme n'était pas aussi galvaudé. Tout commence à Vienne au début des années vingt. Le héros de cette partie nous est connu sous le pseudonyme de X. Il a rendez-vous avec un éditeur et semble se trouver dans une situation désespérée. L'ancienne capitale de l'Empire austro-hongrois nous donne l'impression d'être devenue une cité misérable, triste et sale. Au terme d'une longue et bizarre déambulation, le personnage se retrouve dans un asile de nuit, où il dort près d'un inconnu qui se nomme Adolf Hitler. Après ce préambule assez énigmatique, l'action se déroule alors à Prague. Le héros de cette partie centrale de l'ouvrage se nomme Novotny'. Selon toute vraisemblance, nous sommes en 1939. On voit autour de lui divers personnages, dont Kraus, Tausig, le Dr Porkiny' et son épouse, entre autres. C'est à cette période que les troupes allemandes envahissent Prague et qu'est fondé le protectorat de Bohême-Moravie. Tout le monde est saisi d'inquiétude et le destin de tous ces personnages va basculer soudain. Novotny' est arrêté pour des raisons inconnues et se retrouve dans un camp, et les Juifs, comme Kraus, vont tenter de trouver un moyen de quitter le pays. Sans être un roman picaresque, les intrigues s'enchevêtrent et on passe d'un lieu à un autre, parfois en Allemagne, parfois quelque part dans l'ancienne Tchécoslovaquie. Ce qui frappe ici c'est l'incroyable faculté de Ferdinand Peroutka (1895-1978) de narrer toutes ces aventures humaines dans une optique qui mêle me réalisme avec une sorte d'onirisme, ce qui rend ses histoires d'une densité extraordinaire. Et malgré le caractère décousu de sa narration, on ne perd jamais le fil de tous ces destins croisés. On est littéralement captivé par sa forme de narration, qui nous fait vivre ces heures tragiques avec un luxe de détails, qui ne sont jamais innocent. Ses personnages sont des hommes qui n'ont rien de remarquables, et qui subissent l'implacable férule des occupants. L'auteur n'accentue pas le côté noir de ce période, mais cherche plutôt à en montrer les différents aspects avec une rare force. S'il montre la société de son pays pris dans une masse, celle des lager, mais aussi celle de la vie quotidienne. Il y a des passages où il met en scène Hitler et son entourage. Sans être truculent, Peroutka ne se départit pas d'une certaine ironie très fine, d'une grande humanité et aussi d'une vision très pénétrante de cette terrible et longue parenthèse de la guerre, qu'il reconstitue avec un mode d'écriture unique en son genre et qui rend son livre absolument passionnant d'un bout à l'autre. C'est un roman unique en son genre et l'on est droit de s'étonner qu'il n'ait pas été traduit plus tôt.
Faute d'égalité, Pierre Bergounioux, « Tracts », Gallimard, 32 p., 3, 90 euro.
Hôtel du Brésil, Pierre Bergounioux, « Connaissance de l'inconscient », Gallimard, 78 p., 9 euro.
Je commencerai par Faute d'égalité, qui est un bref pamphlet qui prend appui sur les événements récents survenus en France : l'apparition des « gilets jaunes ». Il est vrai que ce mouvement de contestation sans leaders, sans organisation, avec seulement quelques slogans, qui d'ailleurs ont un peu changé au fil des semaines, a quelque chose de surprenant sur l'échiquier politique français. Et l'auteur se lance alors dans une vision universelle de l'histoire, s'appuyant sur Durkheim qui pense que l'inconscient est justement l'histoire. Dans une vision digne de Jules Michelet (cité plusieurs fois), il nous décrit notre pays depuis la bataille d'Alésia jusqu'à nos jours, en passant par toutes les guerres et bien sûr la Révolution. On a l'impression de voir un film d'Abel Gance ! Moins lyrique, sans doute, mieux argumenté, mais si les grandes lignes sembles justes, il y a toujours ce vilain petit grain de sable qui rend l'histoire moins linéaire et logique. En somme, Bergougnioux nous propose un vaste panorama du passé et de la pensée qui a sous-tendu cette multitude d'événements qui ont transformé le monde et la France. Je dirais à sa décharge qu'il est sain de savoir interpréter ce qui a pu se dérouler pendant les siècles précédents et, à sa charge, qu'il ne parvient à donner la mesure de ce mouvement difficile à décrypter des « gilets jaunes » (entre la jacquerie et la révolte et même la révolution) qui est le prétexte de son texte. Il est tout bon de signaler que peu de temps après la parution du petit livre, l'extrême droite est arrivée en tête (d'un fil) aux élections européennes. Il est plutôt surprenant que ce court essai, Hôtel du Brésil, paraisse dans cette collection chez Gallimard ! Mais la raison réside dans le titre : c'est dans cet hôtel parisien que Freud est descendu entre 1885 et 1886. Lui qui n'a jamais poussé la porte d'un psychanalyste, a voulu plonger dans son enfance et tenter de l'interpréter, c'est-à-dire de la comprendre et de l'estimer sous un angle neuf. Cette première partie est très belle, écrite avec beaucoup de contrôle et une certaine beauté stylistique, mais sans verser dans l'académisme formel qui est la ruine de la littérature française depuis des décennies. La forme l'emporte trop sur le fond, sans jamais être d'ailleurs vraiment « classique ». Bergounioux, comme les meilleurs de nos auteurs actuels, est atypique. Toute son oeuvre (importante en volume est aussi peu descriptible que celle de Pascal Quignard) constitue un corpus dont il est difficile de trouver le centre. Dans la seconde partie, il évoque Paris, gris, comme la cendre d'un cigare (le gris cendré), ans lequel il chemine péniblement en transportant deux lourds cabas de livres et en songeant à Saint-Exupéry et à Stevenson, est digne d'une anthologie. A la fin, il en revient à l'histoire, comme s'il devait se rattacher son histoire avec un h minuscule à la grande. Il n'est reste pas moins que c'est un ligne de notre attention.
Nouvelles triestines, Giorgio Pressburger, traduit de l'italien par Marguerite Pozzoli, Actes Sud, 174 p., 19,50 euro.
Paru en 2017, ce recueil est le dernier publié par Giorno Pressburger, qui a disparu cette année-là. Ces récits sont marqués au fer de l'étrangeté, bien qu'ils soient tous marqués au fer de la quotidienneté. La plupart d'entre eux se déroulent dans un quartier ou un rue de Trieste, sauf le troisième qui se déroule à Vienne et qui est une bien curieuse histoire de tableau qui oppose deux vieux amis. La première met en scène un homme déjà âgé, l'ingénieur Taussig, qui vit seule avec sa femme de chambre, une Slovène nommée Vesna. Il la regarde prendre sa douche et, après s'être rebellée, elle a fini par accepter sa présence. Un beau jour, Taussig passe de vie à trépas. Un cousin se présente, et elle le chasse ; un de ses parents fait son apparition, et elle le chasse tout pareil. Elle défend la maison de son maître bec et ongle car il l'avait adoptée. Elle y vit jusqu'à son propre trépas et là, on découvre qu'il avait tout légué à la communauté juive, ayant fait un retour tardif à la religion. Le second récit se passe via Milano. Là, une vieille dame professeur de piano voit le monde changer autour d'elle : ses voisins partent car la mairie a racheté leur appartement. A la fin, complètement retournée par ces événements confondants, joue pour sa fille et se petits-enfants les Morceaux nocturnes de Beethoven en quatre mouvements et elle meurt en interprétant le dernier. Le troisième de ces récits met en scène la rivalité à propos de tableaux entre Télémaque et son ami Gussl. Télémaque acquiert le tableau convoité à une vente aux enchères et son ami reste avec Maria, qui aurait pu être le modèle de ce portrait d'une femme âgée peint par Metsys. Notre héros prend le train et comprend qu'il n'était le vainqueur de cette dispute. Maria apparaît et lui déclare qu'elle allait se jeter du train. On ne sait de s'interroger su l'identité de Maria. Est-ce sa servante, sa maîtresse ou une vieille femme peu agréable à voir ? Arrivé chez sa mer, celle-ci lui déclara qu'il n'était pas mûr pour la liberté. Et il se met à penser à la petite fille peinte par Campi. Il finit par s'emparer de ce tableau. Inéluctablement l'histoire se fait complètement fantasmagorique - c'est un enchevêtrement fous de passions. Le quatrième récit se passe au Café Tommaseo. Je vous la laisse découvrir, car la prose de Pressburger ne se raconte pas comme un conte de fées, mais se savoure dans sa complexité abyssale.
Mary Ventura & le neuvième royaume, Sylvia Plath, traduit de l'anglais par Anouk Neuhoff, « La Nonpareille », La Table Ronde, 48 p., 5 euro.
Sylvia Plath (1932-1963) est née aux Etats-Unis (à Boston) et s'est suicidée à Londres, dans la maison où avait vécu William Butler Yeats. Elle a fait ses études au Smith College à Northampton (Massachussetts), puis a reçu une bourse Fulbright en 1956 : elle s'est rendue en Angleterre et s'est inscrite au Newham College à Cambridge. Elle a très vite fait la connaissance de Ted Hughes et l'a épousé peu de temps après. Le couple a vécu alors aux Etats-Unis (1957-1959). Puis ils se sont installés à Londres. La poésie ne pouvant pas les faire vivre, elle a travaillé dans un hôpital psychiatrique (fait singulier pour une personne déjà dépressive) et a enseigné au Smith College où elle a suivi les cours de Robert Lowell et y a rencontré la poétesse Anne Saxton. Enceinte en 1959, elle décide de rentrer à Londres (elle a eu d'abord une fille, puis un fils). Par la suite, les deux poètes déménagent dans le Devon. Ils voyagent souvent en France et privilégient la Côte d'Opale. Elle commence à publier ses oeuvres poétiques, à commencer par The Collossus (1960). Après avoir fait une fausse couche, elle se sépare de son époux. Elle a des troubles mentaux sérieux. Elle écrit néanmoins beaucoup et elle se suicide pendant l'hiver 1963. Ses Collected Poems reçoivent le prix Pulitzer à titre posthume. Elle a aussi écrit un roman The Bell Jar en 1963 sous le pseudonyme de Victoria Lucas et un recueil de nouvelles. En France, ses ouvrages sont traduits depuis la fin des années 1970. Cette petite nouvelle est curieuse car elle commence par un récit plutôt où l'héroïne part en voyage en train et s'achève d'une manière onirique et un peu angoissante -, en tout cas étrange ! C'est une petite perle narrative qui inaugure cette nouvelle collection.
Goodbye, Columbus, Philip Roth, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Céline Zins, Folio bilingue, 352 p., 11, 40 euro.
Pourquoi écrire ?, Philip Roth, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Michel & Philippe Jaworski, Folio, 10, 80 euro.
Philip Roth nous a quitté il y a deux ans sans avoir reçu le prix Nobel qu'il convoitait. La première des six nouvelles contenues dans le recueil baptisée à partir du titre de la première d'entre elles, publiée dans le New York Time en 1959. Le livre a paru la même année et lui a valu le National Book Award l'année suivante. Dans ces pages, il pose les bases de ce qui a fait l'originalité de sa littérature avec ses thèmes majeures : la sexualité dépeinte sans détours, sous-tendue par une investigation de caractère psychanalytique, la judéité au sein de la société américaine, qui n'éprouvait pas que des sentiments chaleureux pour la communauté juive, une manière novatrice de traiter ces sujets. Roth marque une rupture nette avec ce qui se faisait dans le Nouveau Monde, à l'époque où naissait une autre forme de roman et de poésie avec la Beat Generation, qui, elle aussi, a transgressé ses codes majeurs. Il a choqué, sans l'ombre d'un doute, mais a conquis une partie du lectorat américain grâce à sa modernité tapageuse. Cet essai a été transformé avec la parution de Portnoy's Complex en 1970. Quant à Pourquoi écrire ?, c'est la version considérablement augmentée de Parlons travail, paru en 2001, qui est un commentaire très poussé de sa recherche scripturale. C'est là une longue et passionnante méditation sur ce que l'écrivain a pu accomplir au cours de son existence. Il commente longuement Du côté de Portnoy, et comprend des conversations avec I. B. Singer, O'Brien, Ivan Klima, Primo Levi, Aaron Appelfeld. Et il s'interroge sans cesse sur sa propre démarche. C'est absolument remarquable et peut concerner même ceux qui ne sont pas des passionnés de son oeuvre.
Les Quarante-cinq, Alexandre Dumas, édition de Marie Palewska, Folio « classique », 1104 p., 14,20 euro.
Qui connaît avec précision le nombre de livres écrits par Alexandre Dumas ? En fait, on ne connaît que quelques uns de ses livres les plus célèbres. Même dans le domaine de l'histoire, où il a excellé, on a oublié les trois romans historiques formant une trilogie que sont que sont Les Quarante-cinq, La Reine Margot et La Dame de Monsoreau, qui ont pour objet les guerres de religion. Le premier de ces ouvrages a été écrit entre 1847 et 1848 en collaboration avec le principal de ses nègres, Auguste Macquet. L'action se déroule une dizaine d'années après le massacre de la Saint-Barthélemy, alors qu'Henri III règne sur le royaume de France. Recrutés par le duc d'Epernon, quarante-cinq nobles gascons partent pour la capitale afin de constituer la garde rapprochée du roi afin de le protéger des ligueurs catholiques qui complotent pour organiser un nouveau massacre de protestants. Mais, dans le roman, ces hommes ne jouent qu'un rôle secondaire, à part l'un d'eux, Ernauton de Carmainge. Une grande partie de l'intrigue se déroule dans le palais du Louvre et sur deux fronts militaires : les Flandres et le Béarn. Le futur Henri IV, Henri de Navarre, avance masqué sous la plume de Dumas (mais s'empare néanmoins de Cahors), alors que Madame de Montpensier, soeur du duc de Guise, ourdie un complot pour enlever le souverain. Les intrigues amoureuses s'enchevêtrent avec ces intrigues politiques déjà compliquées. De plus, il y a de nombreuses invraisemblances historiques. Par exemple, le duc d'Anjou est mort en 1584 : notre auteur le fait vivre plus longtemps ! Et puis le principal héros de ce livre est Chicot, le bouffon du roi et aussi son conseiller (à cette époque, il ne se fie plus de personne, même de sa soeur, Margueritte et de sa mère, Catherine de Médicis, qu'il envoie en exil). Celui-ci, dans ce feuilleton, se fait passer pour mort et réapparaît sous les traits de Maître Robert Briquet, érudit et fine lame, qui a pour mission d'espionner les ennemis du roi. Cette figure a une importance majeure dans l'oeuvre de Dumas, qui est de pure invention. Mais rien ne pourra nous dissuader d'adorer ces rebondissements en cascades et l'atmosphère tragique qui entoure le règne de ce roi, qui a été le derniers de Valois assis sur le trône.
Voyageurs de la Renaissance, édition de Grégoire Holtz, Jean-Claude Laborie & Frank Lestringant, Folio « classique », 576 p., 10,80 euro.
Certains de mes amis sont des collectionneurs de livres de voyages. Pour eux, c'est une façon de découvrir le vaste monde au fil de l'histoire. Ils ne rêvent pas de devenir roi de Patagonie comme Antoine de Tournens, fils de paysans aisés, qui avait acheté une charge d'avoué, qui l'est vraiment devenu et s'est fait couronné en tant que d'Orllie-Antoine Ier, roi d'Araucanie et de Patagonie, où il règne jusqu'en 1862. Ce beau livre réunit des écrits de l'époque où l'Europe découvre les Indes (c'est-à-dire l'Amérique). Le plus célèbre de tous ces navigateurs est sans conteste Vasco de Gama, qui a exploré les côtes de l'Afrique entre 1497 et 1499 et est arrivé jusqu'aux Indes, abordant à Calicut. Ce périple a eu une importance comparable à celui de Christophe Colomb. L'Italien Antonio Pigafetta a accompagné Magellan, puis Juan Sebastiàn Elcano, jusqu'à l'île de Malucque et puis a traversé le Pacifique jusqu'à la Patagonie de 1519 à 1522. Il remit le récit de ce long voyage à Charles Quint. Qui se souvent de Jean et Raoul Parmentier, qui eux aussi sont allés aux Indes en 1529 ? Et qui sait à quel point L'Itinerario de Jean Huyggen van Linschoten, qui a résidé à Goa entre 1683 à 1588 a été fondamental pour les routes commerciales donnant accès aux côtes indiennes ? Pour ce qui est de l'Amérique, le premier texte recueilli est celui d'Hernan Cortès, Cartas y relaciones, paru entre 1520 et 1525, qui recueillait les lettres qu'il envoyait à Charles Quint. Jacques Cartier raconte sa découverte du Canada alors qu'il croyait arriver en Chine. André Thevet, un authentique navigateur, a rédigé à la fin de sa vie une Histoire de deux voyage aux Indes Australes et Occidentales (vers 1588) et Jean de Léry raconta en 1578 l'expédition de missionnaires genevois envoyés au Brésil par Calvin (Jean de Léry est devenu pasteur à son retour !). D'autres hommes des mers peuvent être découverts dans ce passionnant volume, qui appartiennent à la grande histoire, et qui ont aussi fait rêver des générations.
Le Goût de la Méditerranée, Jacques Barozzi, « Le Petit Mercure », Mercure de France, 112 p., 8 euro.
Ayant le goût des Anciens j'aurais cru que ce voyage en Méditerranée, commençant avec Homère, se poursuivrait avec quelques Latins, Ovide ou Virgile. Mais que nenni ! D'Homère, nous passions quasiment aux modernes ! Et puis, il aurait sans doute convenu de voir apparaître des écrits des écrivains navigateurs comme Chateaubriand, Gautier, Nerval, De Amicis ? L'auteur de cette petite anthologie a choisi de ne remonter qu'à George Sand. Pourquoi elle et pas de grands voyageurs ? En tout cas l'affaire commence vraiment avec Paul Valéry, se poursuivant avec Lampedusa, Paul Morand, Lawrence Durrell, Orhan Pamuk, Naguib Mahfouz, et une poignée de petits romanciers français à la mode. Seule exception d'importance : Miguel de Cervantès. Bien sûr le sujet est vaste et embrasse lus de millénaire de notre civilisation. Mais tout de même, on aurait aimé un plus vaste horizon qui aurait compris les illustres navigateurs arabes, qui nous ont laissé des récits extraordinaires. Malgré ces réserves sur le choix des auteurs, cette anthologie nous fait rêver. C'est la magie de la littérature qui nous fait méditer sur ce que les Romains ont pu dénommer Mare Nostrum et qui l'est restée dans notre imaginaire.
Casablanca, mythes et figures d'une aventure urbaine, Jean-Louis Cohen & Monique Eleb, Editions Hazan, 480 p., 39 euro.
Plus peuplée que Paris, Casablanca est devenue une destination touristique. Selon Léon l'Africain, elle aurait été fondée par les Romains quand la région 'appelait Mauritanie tingitane. On l'a baptisée Anfa. Et d'aucuns affirment que ce serait un port berbère du royaume de Berghoutata. D'autres encore ont avancé qu'elle serait phénicienne. En réalité ses origines demeurent un mystère. Tout ce qu'on sait, c'est que le célèbre géographe du XIIe siècle Al-Idrissi la mentionne. Le port se serait développé sous le règne du sultan Abu Inan Faris au XIVe siècle. Les Portugais, commandés par Don Ferdinand l'ont détruit à la fin du XVe siècle. Ces derniers l'ont utilisé comme colonie pénitentiaire. Le sultan alaouite Mohammed III a décidé de construire une cité nouvelle en 1760, nommée Dar al Baida et fut baptisée par les Espagnols Casa Blanca en 1781. Ils s'y installèrent au début du XIXe siècle et a été géré par des franciscains. Des Français, des Anglais, des Allemands, des Belges y ont installé leur consulat à partir de 1860. En 1907, sa population s'est révoltée et la ville a été bombardée par une escadre française. La France s'en est alors servie comme base pour conquérir l'empire chérifien. En 1912, le sultan Moulay Abd-Halid dut accepter le protectorat de la France sous la férule du maréchal Lyautey. Une ville européenne est sortie de terre. Des plans d'urbanisation ont été dessinés par Henri Prost puis par Michel Ecochard. Les auteurs racontent en détail et avec compétence l'histoire de l'évolution urbaine de cette ville. Très rapidement, cette petite cité a commencé à prendre un essor remarquable. Elle devint le plus grand port d'Afrique. Auguste Cadet a pensé la médina et le quartier réservé du Bousbir (quartier indigène). Le centre-ville était réservé aux Européens et sa population dépassa celle des autochtones. Une nouvelle médina (quartier des Habous) abrita les Marocains alors que naissaient des nouveaux quartiers, comme celui des Italiens. L'architecture moderne s'y et développées surtout pendant les années 20 et 30. Casablanca a été un lieu d'expérimentation en ce sens, car quasiment tout y était à y faire. Cet ouvrage savant est précieux pour comprendre ce qu'a été la présence coloniale et son travail immense, qui n'a réalisé quasiment pas été au bénéfice des Marocains, qui devaient se satisfaire de contempler les magnifiques édifices administratifs ou les grands hôtels, la population la plus pauvre se retrouvant dans des bidonvilles. C'est là un ouvrage de référence d'une grande tenue.
Simple journée d'été, Frédéric Berthet, « La Petite vermillon », La Table Ronde, 224 p., 8, 10 euro.
Frédéric Berthet (1954-2003) a disparu bien tôt et n'a laissé derrière lui que quelques livres, cinq en tout, qui ont cependant marqué les esprits quand ils ont paru. Et la critique l'a beaucoup loué après sa disparition, en mettant l'accent sur le personnage, plus que sur son oeuvre. Ce Simple jour d'été est in recueil de nouvelles remarquable par son style vif, presque emporté, mais malgré tout sage. C'est cet équilibre entre des tensions contraires qui le rend si enjoué et si plaisant. Paru la première fois en 1986, cette fiction joue beaucoup sur la surface des choses. C'est l'écriture qui donne sa profondeur à ces histoires qui ont la légèreté de Scott Fitzgerald et cependant un caractère indubitablement français. La première et la plus longue de ces nouvelles, « Education française », est charmante, cela ne fait aucun doute. Mais aussi bien faite soit-elle, elle est frappée comme ses autres écrits, par la maladie infantile de la littérature française de ces derniers temps : le côté bien léché, « bon élève », disciple de Flaubert mais plus proche des écrivains de distraction. C'est un joli recueil, qui se lit avec un certain plaisir, mais auquel manque un véritable squelette. Frédéric Berthet avait un authentique talent, mais il a manqué l'étoffe de l'écrivain qui avait à communiqué une pensée forte à ses lecteurs. Il possédait un réel talent, mais n'avait pas eu le temps de lui donner toute sa puissance.
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