Chagall, Itzhak Goldberg, Citadelles & Mazenod, 384 p., 189 euro.
De Marc Chagall (1887-1985), de nombreuses publications et d'aussi nombreuses expositions nous ont permis de connaître et l'existence - à travers deux livres de sa main, la première traduite du russe par sa femme Bela, parue en 1923 en France, la seconde, intitulée Autobiographie, traduite du yiddish par Chantal Ringuet et André Markowicz, publiée en 2017 par Fides) et d'innombrables monographies et catalogues. Ce qu'entend nous faire découvre Itzhak Goldberg c'est le caractère juif du peintre. De par sa naissance dans un quartier de Vitebsk, il a passé sa jeune dans une zone de confinement dont il ne pouvait pas sortir, et quand il a voulu aller étudier à l'Académie des Beaux-arts de Saint-Pétersbourg, il lui a fallu obtenir un passeport. Mais est-ce pour cela qu'il faisait une « peinture juive » ? L'auteur rappelle que la loi mosaïque interdit la représentation. Mais cette loi a été mainte fois transgressée (Napoléon, quand il a envahi l'Empire russe, a fait un long détour pour voir une grande synagogue en bois en Ukraine magnifiquement décorée). Il faut se souvenir que les loubki, illustrations populaires, proches de nos images d'Epinal, étaient figuratives et il certain que le jeune artiste y a puisé quelque inspiration. Il manifeste son appartenance à la communauté israélite de deux façons : en montrant des synagogues, des chandeliers, des rabbins qui parfois volent dans les cieux en tenant la Torah sous le bras, des figures typiques de son quotidien - il fait le portrait d'un Juif en prière (1913-1914) et d'un pauvre, Le Juif rouge (1915) - et surtout en écrivant des textes en hébreu sur ses toiles, comme il l'a fait dans La porte du cimetière (1917) et dans bien d'autres oeuvres et illustrations. Mais il faut se convaincre qu'il évoque sa ville natale et l'univers dans lequel il a grandi. Ce n'est donc pas nécessairement un acte de foi, mais la traduction d'une appartenance. Goldberg met l'accent sur le fait que sa langue natale est le yiddish et non le russe. Son iconographie est donc liée à cette enfance qui s'est déroulée dans un monde fermé et sans cesse menacée par les violences d'un pogrom. Chagall n'est pas un religieux, même s'il continue tout le long de sa vie à peindre des Torah, qui fait dès lors voisiner avec des tours Eiffel et des Christ en croix -, mais dès ses début il ne manque pas de décrire ce monde orthodoxe avec lequel il voisinait et les signes de la religion chrétienne étaient omniprésents. Le yiddish n'est pas seulement sa langue maternelle, mais aussi sa culture, sa manière de penser et d'interpréter le monde. Goldberg souligne le fait qu'il a continué pendant les années 1930 à correspondre avec des écrivains yiddish. Il avait conservé un attachement nostalgique et profond pour cette langue et sa poésie. Le shtetl lui fournit un décor magique - hors du monde car le progrès est aussi arrivé à Vitebsk - qu'il ne se lasse pas de magnifier sur le papier ou sur la toile. Personne ne sait si sa famille était hassidique ou non. Tout comme Bruno Schulz, il n'a retenu de cette conception de l'hébraïsme que l'aspect extérieur et merveilleux. Quoi qu'il en soit, il commence en 1906 à étudier la peinture sous la direction de Yehuda Pen, peintre réaliste, qui ne semble pas avoir été un frein à son originalité créative déjà bien affirmée. Déjà avec L'Anneau, il a manifesté une façon de peindre bien loin de l'académisme, quelque chose qui se situerait, pour donner une idée de la chose, entre Paul Gauguin et le Picasso de la période bleue. Ce sont deux mécènes (dont l'un se nommait Goldberg !) qui lui ont permis de partir dans la capitale pour parachever sa formation pendant l'hiver 1906-1907. Il existait à l'époque différents courants de pensée qui préconisaient la modernisation de la culture juive. Arrivé à Saint-Pétersbourg, il ne tarde pas à découvrir les groupes d'avant-gardes, qui se multipliaient. Il a été surtout intéressé par le néo-primitivisme, auquel participent Mikhaïl Larionov, Natalia Gontcharova et même Kazimir Malevitch. On peut se rendre compte que les tableaux de Chagall de l'époque ont une grande affinité avec ceux de ces nouveaux barbares de l'art. Leur production n'a fait que conforter d'ailleurs ses penchants naturels, en lui donnant un peu plus d'ampleur et de profondeur. Pendant les années 1911 et 1912, il fait même une série de toile dans une optique cubiste, mais qu'il ne développe pas. Ce n'est pas un artiste expérimental ou un théoricien. Ces travaux ne comptent parmi les plus intéressants. La femme enceinte de 1913 montre bien qu'il est vite revenu à sa poésie plastique et qu'il se contente de rendre le ciel par des carrés de couleurs. Chagall part à Paris en 1911, il a vingt-trois ans. Il est assez éloigné de l'art le plus novateur de l'époque comme le prouve L'Atelier. Et l'esprit de son art ne varie pas beaucoup ; on peut seulement observer qu'il a acquis une plus grande maîtrise technique, ce qui veut dure pour lui la faculté d'étendre le champ des possibles dans ses représentations. Cependant, il fait encore quelques tentatives pour trouver une voie nouvelle avec le cubisme avec Le Poète (1911) et aussi Adam et Eve (1912). Cette fois, il démontre sa capacité à maîtriser ce style si loin de sa démarche naturelle. Est-ce pour plaire à Guillaume Apollinaire ou aux Delaunay ? Rien n'y fait : il retour à son inspiration initiale en y incluant la tout Eiffel ! Le reste, je le laisse découvrir au lecteur, car ce livre est une mine d'or. J'aurais aimé parler de sa malheureuse expérience de l'école d'art de Vitebsk après la Révolution d'octobre et aussi des décors pour le Théâtre juif. Je reviendrai sans doute plus tard sur ce livre qui mérite notre éloge.
Louise Bourgeois, Marie-Laure Bernadac, Flammarion, 528 p., 32 euro.
Louise Joséphine Bourgeois (1911-2010) est devenue une véritable icône de l'art moderne. Sans doute le culte dévolu aux femmes artistes n'est pas étranger à ce succès qui est arrivée assez tard dans le cours de son existence. Parisienne (elle est née boulevard Saint-Germain), son père avait repris les affaires de la famille de sa femme après avoir été antiquaire et développe l'entreprise de restauration de tapisserie à Choisy-le-Roy. Elle se passionne très tôt pour le dessin et fait des projets graphiques dès l'âge de dix ans. Dès ses onze ans, elle tient son journal, très précieux pour reconstituer son histoire personnelle. Elle doit se plier à la discipline de l'école alors que la famille a déménagé à Antony. Ce n'est pas une grande déception pour elle, au contraire : elle s'avère une assez bonne élève. A la fin de ses études primaires, elle est envoyée au lycée Fénelon à Paris. Elle fait deux voyages d'étude en Angleterre pour perfectionner son anglais. Mais elle est retirée du lycée, deux ans avant le baccalauréat, qu'elle passe avec succès un peu plus tard, en 1932. Elle lit beaucoup et dessine encore plus. Elle étudie plusieurs mois les mathématiques à la Sorbonne. Elle travaille, quand elle peut, dans la manufacture familiale. Elle fait des voyages, l'un, en bateau, pour visiter les pays du nord de l'Europe, l'autre en U.R.S.S.. Sa mère meurt en 1932, déjà malade depuis quelque temps (la famille passait l'été à Nice pur cette raison). Après ce deuil, elle fréquente les Académies Ranson, Julian, Colarossi (où elle suit les cours de l'affichiste Paul Colin) et celle de la Grande Chaumière, où elle a pour maître Yves Brayer et André Lhote. Elle s'initie à la sculpture et songe à devenir professeur. En 1936, elle s'installe rue de Seine, puis rue Mazarine. Bientôt Louise entre à l'Ecole des Beaux-arts, avec pour maître André Devambez. En 1937, elle rencontre l'historien d'art américain Robert Goldwater et ne tarde pas à l'épouser. Le jeune couple va s'installer à New York. Elle éprouve quelques difficultés à s'adapter malgré les attentions de son mari. Elle retourne à Paris pendant l'été 1939, et suit à l'Académie Ranson les cours de Fernand Léger, Marcel Gromaire et Roger Bissière. Le retour aux Etats-Unis est chargé d'angoisse, car l'Europe plonge dans la guerre. Son premier fils, Jean-Louis, naît en 1940 et le second quinze mois plus tard. Elle souhaite gagner sa vie et songe à vendre des estampes et des images d'Epinal. Elle réalise elle-même des gravures. Elle reçoit chez elle certains des surréalistes qui ont pu rejoindre les Etats-Unis. Mais si elle s'intéresse au plus haut chef à ces écrivains et artistes en exil, elle se rend vite compte qu'ils n'ont que peu de considération pour les femmes qui peignent ou sculptent. Elle n'aime pas trop le surréalisme et son mari non plus, qui a écrit un livre pour dénoncer leur conception du primitivisme. Elle a des relations avec Marcel Duchamp, qui l'intrigue. Elle présente sa première exposition personnelle à la galerie Bertha Schaefer en 1945. Rien encore que des peintures. C'est incontestablement un succès. Elle publie deux ans plus tar un recueil de gravure, He Disappeared into Complete Silence. Elle écrit aussi plusieurs textes la même année, dont The Puritan, qui ne paraitra que bien plus tard car il fait allusion à sa relation amoureuse avec Alfred H. Barr, directeur du Modern Art Museum (c'est lui qui a acheté sa première sculpture, Sleeping Figure de 1951)). Sa seconde exposition newyorkaise a lieu en 1917 et dévoile son intérêt pour la construction et la notion de maison (elle est l'amie de Le Corbusier !). C'est alors qu'elle élabore le thème des Femmes maisons. C'est par ce biais que naît son univers. Elle participe à l'exposition de groupe présentée dans la galerie de Peggy Guggenheim. Année plutôt très fructueuse car elle réalise ses premières sculptures en balsa. Elle expose ses Personnages en blanc en 1949, et de nouveau un an plus tard avec une nouvelle série. Elle est désormais bien ancrée dans le milieu de l'art de New York. Et son aventure artistique va crescendo. Je vous la laisse découvrir dans la bonne biographie de Marie-Laure Bernadac, faire à l'américaine, avec des précisions sur la famille de l'intéressée. Mais elle se garde bien de nous asséné tout l'arbre généalogique et nous régale de nombreuses citations de ses journaux et de sa correspondance.
Bernard Réquichot, zones sensibles, Jean-François Chevrier, Flammarion, 280 p., 65 euro.
Bernard Réquichot s'est suicidé en 1961 à l'âge de trente-deux ans. Il a ainsi tronqué précocement le fil de son existence et d'une oeuvre d'une profonde et invraisemblable vitalité. Il s'était, depuis ses premiers travaux artistiques, mis en marge des grands courants qui ont dominé en France après la dernière guerre. En marge, mais tout en utilisant de nombres modes d'expression apparus avec les divers courant abstraits, mais sans regarder ce que faisaient les surréalistes et des artistes étrangers. Il n'a eu de son vivant que trois expositions personnelles à Paris : la première chez Lucien Durand, grand découvreur de talents et la dernière chez Daniel Cordier, collectionneur en plus que marchand d'art. Après sa disparition, il n'y a pas eu un vide ou un passage par une période d'oubli prolongée. Au contraire, on a pu voir de plus en plus souvent ses compositions et Roland Barthes a présenté son catalogue raisonné en 2003. Ses écrits ont eux aussi été intégralement publiés à parti des années 1970. Ce petit banlieusard, fils d'un agent d'assurances, a commencé à peindre en 1941. Ses oeuvres montraient alors une forte empreinte catholique (il faut dire qu'il a fréquenté le petit séminaire). Il a étudié d'une manière un peu anarchique après la guerre dans différentes académies parisiennes. Il a même suivi les cours de l'Atelier du vitrail. Puis il est entré à l'Ecole des Beaux-arts. Il est également été étudier à la Grande Chaumière et c'est là qu'il a fait la connaissance de Daniel Cordier en 1951. Le grand problème que pose l'étude de son oeuvre, c'est qu'on ne connaît pas beaucoup de choses sur ses débuts. On sait qu'il a peint des femmes opulentes (on en a deux exemples dans l'ouvrage daté de 1950 qui prouve que son réalisme est volontairement altéré et tire vers le grotesque -, mais il pouvait aussi revenir à des formes moins extravagantes) et aussi exécuté de nombreux dessins au crayon gras représentant des nus, des drapés, des crânes, des volatiles, même des chaussures. Mais faute de les voir dans leur ensemble, il est difficile de suivre son cheminement. Ce qui est certain, c'est qu'il a abandonné à un certain moment toute velléité de figuration (ce qui ne l'a pas empêché d'introduire dans ses compositions des éléments figuratifs, fragmentaires ou dénaturés). En 1952, on sait qu'il avait peint un quartier de boeuf dans l'esprit cubiste. C'est l'époque où il a dû faire son service militaire. On sait qu'il a réalisé la même année ou une nature morte avec un crâne) et qu'il a collaboré à la restauration de la fresque de l'église d'Asnières-sur-Vègre. Il participe l'année suivante à une exposition du groupe La Frégate avec son ami Jean Criton. Donc, nous ne connaissons ce qu'il a réalisé que depuis le moment où il a présenté sa première exposition personnelle. A ce moment là, il a déjà inventé une écriture plastique sur toile, carton ou papier. Il a souvent remplacé le pinceau par le couteau, mais aussi la pelle et le couteau de boucher (entre autres). Il projeté la peinture ou provoque des coulures, effectuant également des raclages. Abstrait sans nul doute, mais loin de ce qui se pratique alors au sein de l'Ecole de Paris. Ce qui frappe chez lui, c'est qu'il a souvent détourné un signe qui a envahi tout ou partie de la surface. Il a aussi une certaine tendance à la monochromie. Très vite cependant, il fait évoluer son univers pictural. Et avec une sorte de boulimie d'expérimentations, en utilisant toutes sortes de matériaux, faisant de plus en plus de collages, comme dans Le Panache (1957). Mais quelque soient les moyens employés, le principe de base reste le même : un signe, qui ne se réfère à aucune écriture ou système, est disposé au centre et est étirés dans différentes directions, comme si une explosion l'avait démantelé. Mais Réquichot n'a pas adopté une méthode de création : il n'a fait que développer toutes les possibilités que lui offre sa première impulsion. Chaque tableau est une variation nouvelle et complexe de ce principe initial. En sorte que son oeuvre est une sorte de continuum engendrant sans cesse de nouveaux postulats plastiques. Son langage est polymorphe et le nombre des matériaux employé est considérable. Et cela va crescendo. Cette monographie est essentielle pour découvrir ou pour mieux connaître cet artiste, connu, certes, mais encore mystérieux pour beaucoup d'amateur. Elle est solide et conçue avec intelligence.
Les Noces dans la maison, Bohumil Hrabal, traduit du tchèque par Claudia Ancelot, préface de Philippe Petit, « Pavillons poche », Robert Laffont, 750 p., 12, 50 euro.
Bohumil Hrabal (1914-1997) est né à Brno. Il est Morave et d'origine modeste. Comme beaucoup, l'occupation allemande marque un tournant dans sa vie : il doit interrompre ses études et travailler. Il prend ce qu'il trouve, ce qui l'a mené des scènes de théâtres aux usines sidérurgiques. La guerre terminée et la Tchécoslovaquie étant tombée dans le giron du Pacte de Varsovie, sa vocation d'écrivain s'affirme bientôt. Il publie son premier livre en 1948, suivi de Rencontres et visites en 1952 et de Conversations populaires en 1956. Il achève son premier texte romanesque trois ans plus tard, et l'a revu en 1969. Il continue à faire paraître des recueils de nouvelles et son premier roman, Vends maison où je ne veux plus vivre en 1965. Plusieurs de ses ouvrages imprimés après 1968 sont mis au pilon. Les livres suivants sont édités de manière clandestine (samizdad). C'est le cas de ce grand roman en 1986. Les interdits du régime communiste ne l'ont pas empêché de devenir très populaire et donc d'être lu par un nombre conséquent de personnes. On est stupéfié par la quantité vertigineuse de ses écrits. Les Noces dans la maison est devenu l'une de ses oeuvres les plus célèbre. Elle est autobiographique. Le caractère touffu de sa prose, le nombre de personnages, qui pullulent comme dans une taverne de Prague, la dimension brueghélienne de son récit, tout fait que le héros (lui-même) se retrouve légèrement excentré. Sa verve inépuisable, le goût du détail en chaque chose, le déroulement des fils de sa narration qui s'entremêlent, tout fait que sa propre identité est comme emportée par ce tourbillon verbal. C'est là le paradoxe de son écriture et Milan Kundera l'a bien vu : « Bohumil Hrabal est l'une des incarnations les plus authentiques de la Prague magique ; c'est l'incroyable mariage de l'humour plébéien et de l'imagination baroque ». Son versant picaresque ne l'empêche pas de se révéler d'un réalisme très aiguisé. C'est le rythme et le grouillement d'événements qui s'entrechoquent qui donnent à son oeuvre ce caractère si singulier et vertigineux. A noter que tout n'est pas relaté à la première personne : d'autres personnages prennent la parole, comme son épouse, qui en fait le portrait sans aménité, mais tout de même en retraçant toute sa carrière et les difficultés qu'il a connu. A travers cette sorte d'autoportrait, Hrabal a aussi décrit l'univers de son temps, mais en faisant semblant que le régime communiste n'existait pas. Il introduit à la place une anormalité et une étrangeté dans ce petit monde savoureux, qui se situe parfois entre Jaroslav Hasek et Karel Polacek. Il sert de révélateur à toute une société et son humour n'existe qu'accompagné d'un grand sentiment de désespoir. Je n'avais plus relu ce roman depuis longtemps et je ne me souvenais plus à quel point il était captivant et beau, comme s'il avait convié à cette table fictive Schopenhauer et Dostoïevski, dont il possède d'ailleurs largement les dons de conteur.
La Confusion des sentiments, Stefan Zweig, traduit de l'allemand et préfacé par Tatanya Marwinsku, « Pavillons poche », Robert Laffont, 158 p., 5 euro.
Stefan Zweig connaît une vogue sans cesse grandissante en France. Déjà connu de son vivant, il est aujourd'hui sans nul l'écrivain autrichien le plus lu. Cette nouvelle, parue en 1927, a de particulier d'avoir été dédiée à Sigmund Freud et qu'elle a été à l'origine d'un échange de lettres entre les deux hommes. Zweig a souhaité exprimer sa dette à la théorie psychanalytique. L'histoire du professeur Roland von D. commence par le jour où ses collègues se sont réunis pour saluer son départ. Il songe à sa carrière, à ses publications et il s'interroge sur ses débuts. Il songe en particulier à son professeur, ou plutôt celui qui a été son maître à penser. Ce petit provincial était venu à Berlin pour étudier l'anglais. Mais ses parents ont appris qu'il menait une existence assez peu studieuse, ils ont décidé de l'envoyer dans une petite ville. C'est là qu'il suit les cours d'un homme qui savait communiquer sa passion pour Shakespeare. Le jeune homme est subjugué. Il entre dans l'intimité de cet homme exceptionnel qui le fascine. Il ose même lui proposer d'être son assistant pour la rédaction de son livre. Celui-ci accepte, mais ne se montre pas toujours reconnaissant. L'étudiant a vite compris que les relations du professeur avec sa femme ne sont pas au beau fixe. De plus, il est souvent absent : il apprend vite qu'il a une liaison. Il a enfin une attitude ambivalente à son endroit, qui est assez incompréhensible. A la fin, le professeur lui avoue son amour, mais sans préciser de quel amour il s'agit. Tout reste en suspens, équivoque. Et c'est cela que Zweig voulait mettre en scène, un rapport platonicien replacé dans le Berlin de Guillaume II. Il avait un don pour ce genre de texte, à mi-chemin entre le roman et la nouvelle, écrit avec vivacité, mais aussi avec maints détails qui donnaient un atmosphère et une temporalité précise à son récit. Vous l'avez déjà lu ? Moi aussi. Mais relisez-le : vous ne le regretterez d'aucune façon.
La Filiale, Sergueï Dovlatov, traduit du russe par Christine Zeytounian-Beloüs Editions de la Baconnière, 136 p., 18 euro.
La Zone, Sergueï Dovlatov, traduit du russe par Christine Zeytounian-Beloüs, Editions de la Baconnière, 192 p., 14 euro.
Sergueï Dovlatov (1941-1990) a été l'une des grandes voix dans la littérature russe d'un sentiment antisoviétique. Il s'est éteint un an après la chute du mur de Berlin et en pleine pérestroïka. Rebelle par nature un dissident dans l'âme, autant que par conviction politique, il est parvenu à émigrer aux Etats-Unis en 1975. La Filiale raconte une histoire qui doit sans doute être en partie autobiographique. Le héros est un journaliste qui travaille pour une radio basée à New York dont il fait, au début du roman, une description des plus savoureuses, baroques et saugrenues de la vie de ce microcosme qui compte néanmoins un nombre important d'employés. Il y a là de tout : des anciens combattants de l'armée Vlassov, des personnes ayant participé au gouvernement Kerenski après la première révolution de 1917, des dissidents de tous poils, en somme tous ceux qui ont émigré aux Etats-Unis pour une raison ou une autre. De toute évidence, les discussions sont vives et les contrastes souvent vifs. L'histoire est narrée par Dalmatov, qui vit une passion pour la jeune Tassia. A travers leurs tribulations dans leur nouveau pays, on découvre comment ces exilés tentent de s'intégrer tout en conservant l'espoir d'une autre Russie, chacun d'entre eux ayant sa propre conception de ce que pourrait être le régime à naître. En fait, ils ne parviennent pas tout à fait à devenir des Américains car ils rêvent d'un retour possible dans la mère-patrie. Enfin, on comprend aussi quelle est leur vision nostalgique de leur lointaine terre d'asile, qui les surprend et les séduit, mais jamais au point de leur faire abandonner l'idée d'abandonner leurs chimères. C'est écrit avec beaucoup d'humour et de mordant, mais un anarchisme fondamental autant dans leur pensée que dans sa manière d'écrire, qui est volontairement débridée et par conséquent bien peu formaliste. C'est une fiction curieuse, déconcertante, mais qui ouvre au lecteur un univers qu'il ne soupçonne pas. Quant à La Zone, le premier livre écrit par Dovlatov (publié en 1982 aux Etats-Unis), elle raconte l'histoire d'un gardien d'un camp de concentration au début des années 1960. L'auteur a choisi de ne pas adopter le point de vue du prisonnier, mais bien celui du geôlier. Il a aussi souhaité que les personnes incarcérées ne soient pas des « politiques », mais de simples condamnés pour des délits de droit commun. Ils viennent de toutes les républiques de l'Union soviétique. Dovlatov n'a pas voulu raconter une fois de plus le goulag, mais plutôt un univers où l'on découvre la vie des individus incarcérés, mais aussi de ceux qui sont chargés de les garder. Tout est traité à l'once de la dérision et même de la caricature, qui fait mieux ressortir la vérité des personnages. Toutes les histoires qui s'enchevêtrent dans ce roman, où les dialogues tiennent le haut du pavé, nous donnent un reflet singulier mais percutant de la société soviétique de l'époque. C'est l'anti Soljenitsyne par excellence, mais avec toutefois une force qui vient du récit de toutes ces vies qui sont venues à se croiser dans cette lointaine prison du Kazakhstan. Ce qui fait la force du livre est cette capacité de traduire une réalité très dure avec une ironie et un comique irrésistibles. C'est le reflet d'un monde qui est sorti du stalinisme sans doute, mais qui est encore pris dans le carcan du régime soviétique, avec son lot d'absurdités et de mensonges. La Zone est un roman jubilatoire, et le paradoxe que cela instaure en fait un des grands moments de la littérature russe à la veille de la chute du régime.
Petite soeur, mon amour, Joyce Carol Oates, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Claude Seban, « Points », 744 p., 9,10 euro.
Joyce Carol Oates est sans doute l'écrivain américain le plus prolifique. Mais c'est aussi elle est l'une des romancières les plus appréciées dans son pays. Ce livre a paru en 2008 et fait donc partie de sa production récente. Il a de spécifique de partir d'une affaire criminelle, le meurtre d'une jeune et brillante patineuse artistique, Bliss Rampike, âgée de neuf ans, qu'on a retrouvée étranglée dans la cave de la maison familiale à Boulder. La presse et tous les médias s'en emparent et commencent à circuler toutes sortes d'informations contradictoires et souvent hasardeuses. Le héros de cette oeuvre de fiction est conçu à l'instar d'un reportage. Mais c'est toute le contraire d'A sang froid de Truman Capote, où l'auteur a reconstitué le drame et l'enquête avec la plus méticuleuse minutie. Ici, même si elle aussi s'appuie sur les données de la police et sur ce que la presse a pu divulguer, reproduisant des pages de périodiques pour rendre la chose encore plus crédible, Joyce Carol Oates choisit de prendre pour centre de l'attention son frère aîné Skyler, qui éprouvait des sentiments complexes à l'égard de sa soeur, rongé par une jalousie profonde, et qui a commencé une plongé en enfer pour surmonter son mal être. A son habitude, elle s'emploie à faire une analyse pointue de la psychologie des personnages, traduit les relations qui unissent ou divisent tous ces personnages en des termes qui sont ceux de la psychanalyse. Etant donné son instabilité mentale, le malheureux Skyler, qui n'inspire pas la pitié étant donné sa nature asociale et turbulente, est accusé de ce meurtre affreux. Jamais sans doute l'auteur n'est allé aussi loin dans son analyse des faits et des tensions psychologiques, inscrivant le tout dans une représentation de la société américaine qui n'est guère flatteuse. En somme, elle est sortie de son mode opératoire habituelle pour aller plus loin, et plonger dans les travers de ce monde où elle vit et écrit. Son écriture s'enrichit de tous ces documents et transcriptions typographique, ne progresse pas d'une manière strictement linéaire, mais se change en un dédale, comme peu être labyrinthique une enquête policière et ses retombées médiatiques. C'est à mes yeux son meilleur livre car elle parvient à transgresser sa propre philosophie de la littérature. C'est passionnant et en même temps embarrassant, car on y découvre un monde de voyeurs et de braves citoyens prêts à colporter n'importe quelle nouvelle en vue d'une chasse aux sorcière, une police qui cherche surtout à clore une affaire et une justice trop heureuse d'avoir un bouc émissaire parfait. Je dois avouer que j'ai été ébloui par sa maestria.
Scott et Zelda Fitzgerald, Stephane Maltère, Folio « Biographies », 352p., 9, 50 euro.
Le prologue romancé est un peu ridicule. Et inutile Mais la suite est du plus grand conformisme et un peu problématique. Nous apprenons que le petit Scott est né à Saint Paul en 1896 et qu'il a ensuite vécu à Buffalo. En 1900, il entre à l'école et en sort le jour même ! C'est l'année où naît Zelda Sayre à Montgomery (Alabama). Que l'auteur ait choisit de croiser les enfances des deux écrivains n'est pas heureux : on a du mal à suivre l'un et l'autre de conserve. Concentrons-nous donc sur la jeunesse de Scott Fitzgerald. Il n'excelle pas à l'école et le sport lui apporte pas même une consolation à l'école Newman. Il écrit des nouvelles et s'intéresse au théâtre. Mais il échoue au concours pour entrer à l'université de Princeton. Il doit passer un entretien et l'héritage de sa grand-mère lui fournit l'argent pour ses études. En 1914 il collabore à un club de théâtre et il y connaît un certain succès. Mais ses études se révèlent peu satisfaisantes. Il va d'échec en échec. Sur ces entrefaites, il s'éprend d'une jeune fille, Ginevra et prépare une comédie musicale. Un impresario lui fait une proposition et il en profite pour quitter Princeton en 1916. Tout ceci est entrecoupé de passages sur la scolarité de Zelda. Bien sûr, l'idée de lier leurs deux biographies n'est pas mauvaise. Mais la construction de l'ouvrage rend la lecture pénible et même fastidieuse. Bien documentées, ces deux vies qui vont engendrer un destin commun et assez malheureux sont racontées de manière plus plaisante quand elles ne sont plus séparées. En somme, l'idée à l'origine est bonne, mais pose un vrai problème de cohérence dans les cent premières pages. Dommage. Mais les amoureux de ces deux auteurs pourront y puiser de nombreuses informations sur l'un comme sur l'autre. Prenons donc cette double biographie comme une source sérieuse pour l'étude de Zelda et Scott Fitzgerald.
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