Le Modèle noir, de Géricault à Matisse, Flammarion / musée d'Orsay, 400 p., 45 euro.
Le Code noir de Colbert, qui était pourtant un esprit éclairé, a favorisé sans réserve le trafic des esclaves, qui a souvent pris l'aspect de ce qu'on appelle le « commerce triangulaire ». Des centaines de milliers d'hommes de femmes et d'enfants ont été arrachés à leurs terres natales en Afrique pour être emportés, dans des conditions effroyables, en Amérique. Depuis quelques temps les grands ports négriers français, à commencer par Nantes, ont commencé à ériger des monuments pour un très tardif mea culpa, qui n'a d'ailleurs pas beaucoup de sens car on ne peut pas revenir sur le passé et en changer le cours. Les commissaires de cette vaste et passionnante exposition ont choisi deux dates symboliques, le premier tiers du XIXe siècle avec comme figure tutélaire Théodore Géricault, et le début du XXe siècle avec Henri Matisse. Je ne discuterai pas le bien-fondé de ces balises temporelles et artistiques : elles correspondent à la période qu'embrasse les collections du musée d'Orsay. Le premier essai qui inaugure ce fort et beau volume est signé par Anne Lafon. Elle y parle de la période qui va de la Renaissance à la fin du Siècle des Lumières. Elle met en évidence la présence de noirs dans la peinture, soit dans des peintures religieuses, comme les innombrables Adoration des mages (ici est reproduit celle de Dürer) ou dans l'Adoration des Anges de Pierre Paul Rubens. Dans ses Noces de Cana, Véronèse place au premier plan un petit serviteur noir. Elle insiste sur le fait que c'est pendant la période rococo que l'on fait des portraits de personnages de couleur - Jules-Baptiste Pigalle a même sculpté un très beau buste. Mais c'est la Révolution qui met en avant des personnages dignes d'intérêt, comme le citoyen Jean-Baptiste Belley, député, auquel Anne-Louis Girodet a rendu un hommage dans un superbe portrait en pied en 1797 : elle proclame l'émancipation des esclaves en 1794 (mesure abrogée en 1802 par Bonaparte à l'instigation de Joséphine, fille de riches propriétaires créoles). Une chronologie nous même jusqu'en 1846, date du voyage de Chassériau en Algérie. On se rend compte qu'alors les artistes font de beaux portraits de Noirs, comme celui de Madeleine peint par Benoist en 1800. Eugène Delacroix, dans sa jeunesse, a brossé plusieurs belles têtes de jeunes garçons noirs, mais aussi un buste de femme vers 1827. Mais c'est Géricault qui s'est le plus appliqué à saisir les traits de ces Africains, jusqu'à en montrer un en bonne place sur Le Radeau de la Méduse. Abel de Pujol et quelques autres de ses confrères académiciens ont eux aussi sacrifié à ce qui est devenu une mode, sinon un poncif dans leurs tableaux ecclésiastiques. François-Auguste Biard célèbre la déclaration de l'abolition de l'esclavage dans les colonies françaises en 1840. David Dangers réalise une sculpture plus éloquente sur le même sujet. Si à partir de ce moment qui inaugure le début de la colonisation, on commence à faire des études quasiment anthropologiques des habitants de l'Afrique, Théodore Chassériau introduit des figures noires dans ses compostions d'une bien plus haute poésie. Des peintures célèbre les généraux de couleur, tels Thomas-Alexandre Dumas (le père de l'illustre écrivain) - Claude Schopp consacre à ce personnage et sa progéniture réputé avoir inventé la profession de « nègre » un long et intéressant chapitre -, et Toussaint-Louverture (Lamartine a écrit une pièce pour évoquer ce personnage marquant vers 1840). David Sidman consacre des pages tout à fait éclairantes sur le racisme au cours du XIXe siècle en France, qui nous démontre que ce n'est pas, hélas, une question propre au siècle dernier, loin s'en faut. La science et parfois l'art s'allient pour mettre en relief la supériorité de la race blanche. Gobineau publie son Essai sur l'inégalité des races humaines en 1843. En somme ce siècle titanesque a été plein de paradoxes, allant de l'intérêt pour les populations africaines jusqu'au dénigrement grossier de leurs fonctions mentales. L'Olympia d'Edouard Manet se fait apporter des fleurs par une servante noire comme l'ébène. Paul Cézanne qui pastiche cette composition en 1873 n'oublie pas d'y placer la femme noire ! Malgré les préjugés divers et variés, la peinture autant que la photographie installent des femmes et des hommes de couleur dans le quotidiens des Européens. Mais, à de rares exceptions près, ce sont des personnes de condition inférieure. On découvre avec effroi dans la dernière chronologie qu'on a pu ouvrir un zoo humain en 1877, donc bien avant ce qu'on a pu voir à l'Exposition coloniale de 1930 ! Le premier clown noir, Chocolat, dans les films des frères Lumière en 1901 et, un an plus tard, on voit apparaître des gamins qui danse le cake walk, danse qui est née dans les plantations de Louisiane (Georges Méliès a filmé la troupe des Joyeux nègres dans son Cake-Walk infernal de 1903). La mode des portraits de Noirs ne se dément pas à la Belle Epoque comme on peut le constater dans l'article d'Estelle Bégué et d'Isode Pludermacher des modèles sont employés à l'Ecole des Beaux-arts et on peut voir plusieurs registres et contrats le démontrant. Après Gérôme, Pierre Bonnard et André Derain ont sacrifié à ce genre, sans oublier Cézanne. Marika Maynard s'est intéressée aux artistes noirs qui se sont produits dans les cirques et sur la scène des Music Halls. Une autre vision de l'exotisme apparaît alors avec Paul Gauguin et le Douanier Rousseau dans sa Charmeuse de serpents (1907). C'est aussi l'époque où l'on commence à apprécier et à collectionner l'art nègre. Enfin l'on dépasse le cadre temporel de l'exposition pour évoquer le tirailleur sénégalais de Banania (le soldat noir représenté sur la boîte pour rendre hommage à leur courage), les tableaux d'Henri Matisse et ceux de Félix Vallotton. Et puis il y est enfin question de l'Harlem Renaissance et d'une culture noire en Amérique prête à rivaliser avec celle des Blancs malgré la ségrégation. C'est là un extraordinaire voyage dans l'histoire d'une race, qui a fini par conquérir Paris avec Joséphine Baker et les grands musiciens de jazz. Je suggère au lecteur de ne pas manquer cette exposition et ce catalogue où l'on apprend tant de choses fondamentales, dramatiques, mais aussi merveilleuses.
La femme aux cheveux roux, Orhan Pamuk, traduit du turc par Valérie Gay-Askoy, Gallimard, 204 p., 21 euro.
Orhan Pamuk a reçu le prix Nobel en 2006 : il avait à peine pus de cinquante ans -, une chance qu'on ait pas attendu qu'il soit devenu un vieillard cacochyme ! Son oeuvre n'est pas immense par le nombre de livre, mais par son génie de conteur. Souvent tout paraît simple dans sa manière de relater une histoire, et puis les choses se compliquent et souvent se construire rétroactivement. Parfois, comme dans Le Château blanc ou Mon nom est Rouge (un chef-d'oeuvre) en somme quand l'histoire ottomane est en jeu, alors les différents fils des récits qui convergent ou divergent dans ses romans, se brouillent ou parfois s'ensablent à jamais, sans que l'auteur s'en rende tout à fait compte. Oui c'est un conteur né, mais il retrouve l'esprit de la littérature ancienne, qui suivait une logique très loin de la nôtre ; il sait se révéler, quand il parle d'une période qu'il a vécu (l'après-guerre), il devient un brillant chroniqueur de ce qui s'est passé à Istanbul, sa ville natale, à laquelle il a dédié un merveilleux livre, qui a ensuite paru sous forme d'album augmenté de nombreuses photographies. Dans ce dernier roman en date, Pamuk relate l'histoire d'un jeune adolescent, Cem, fils d'un pharmacien d'un quartier d'Istanbul qui s'appelle Besiktas, qui a des idées d'extrême gauche (il est maoïste) et avec lequel il n'a pas de bonnes relations et bien peu d'affinités. Il travaille chez un libraire pour gagner assez d'argent pour suivre ses études. Il va ensuite travailler pour un puisatier à Öngöron, maître Mahmut. Le travail est harassant et son employeur n'est pas facile, bien qu'il le traite comme un fils. Un jour allant dans la bourgade voisine, il voit une superbe femme aux cheveux roux. Charmé et intrigué par sa beauté, il décide de la retrouver. Il apprend qu'elle travaille comme comédienne dans un théâtre ; il assiste à l'un de ses spectacles et une relation finit par se nouer entre eux. Un soir, il passe la nuit avec elle. Peu après, le puisatier tombe dans le puits et, lâchement, Cem l'y abandonne. Il est persuadé qu'il est mort dans cet accident. Il rentre chez lui et commence des études d'ingénieur. Son diplôme en poche, il travaille dans plusieurs régions de la Turquie. Il se marie mais découvre qu'il ne peut pas avoir d'enfant. Les années passent et il est sans cesse hanté par le mythe d'oedipe. Il pense aussi souvent à son patron qu'il a laissé au fond du puits. Mais il n'a jamais eu le courage de retourner dans la petite bourgade avec ce souvenir et celui de la superbe femme aux cheveux roux. Et puis, un beau jour, un jeune garçon frappe à sa porte. Il dit s'appeler Enver et être son fils ! Il est désarçonné et ne sait trop comment réagir à cette situation imprévue. Il fait faire des examens et cet Enver est bien l'enfant de ses brèves amour avec cette femme qui était mariée. Dans la dernière partie du livre, c'est elle, Güleihan, qui achève de raconter l'histoire et qui renoue tous les fils qui permettent d'en comprendre toutes les facettes et aussi toutes les implications. Cem est mort et son aventure se poursuit au-delà de cette fin. Le livre est prenant et pourtant l'intrigue est assez mince. C'est là tout l'art d'Ohran Pamuk, qui parvient chaque fois à saisir le lecteur par la manche et à l'entraîner dans une saga qui est ici celle du malheureux héros grec ou de fabuleux Sohrâh de la légende persane. Un roman merveilleux, vraiment digne d'éloges.
Le Bûcher aux vanités, suivi d'Un homme un vrai, Tom Wolfe, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Benjamin Legrand, préface de Nicolas Idier, « Bouquins », Robert Laffont, 1248 p., 30 euro.
Avant de parler de ces deux grands romans de Tom Wolfe, je voudrais, si vous me le permettez, dire deux mots de ma relation avec cet auteur. J'ai d'abord lu The Painted Word (Le mot peint), qui m'avait beaucoup intrigué, et puis Il court, il court le Bauhaus (traduction un peu bizarre et incongrue chez Gallimard de From Bauhaus to Our house, paru en 1981). J'avais suivi pendant cinq an le séminaire d'Hubert Damisch, dont les trois premières avaient été consacrées à l'étude chronologique du Bauhaus (à l'époque, au milieu des années 1970, l'histoire du Bauhaus était encore assez mal connu en France). D'abord surpris, même déconcerté, j'ai trouvé sa critique virulente de l'architecture fonctionnaliste des plus pertinentes. Par ricochet, il battait en brèche les ukases du modernisme. Ce n'est que plus tard que j'ai lu ses romans. The Bonfire of the Vanities, (Le Bûcher des vanités en français) a paru en 1987. Ce fut pour moi une révélation. Bien sûr, son écriture n'avait rien de novatrice, pas plus que la composition. On était plus près de William Makepeace Thackeray (l'auteur de Vanity Fair) et même Charles Dickens que de Kerouac (en fait, le titre dérive du bûcher que Girolamo Savonarole a installé place de la Signoria à Florence pour détruire tous les objets précieux, y compris les livres et les tableaux, pour fustiger le goût immodéré du luxe de ses contemporains) ! Mais la satire, qui sous-tend toute son histoire, est mordante et sa narration est d'une terrible efficacité. Il y raconte les mécanismes de la société de la fin du XXe siècle à New York. Le héros de ce livre est Sherman McCoy, un agent de bourse de Wall Street. Il s'est enrichit et habite Park Avenue. Sa femme, une aristocrate, est aussi dépensière qu'extravagante. Il a aussi une maîtresse, Maria Ruskin. Revenant de l'aéroport, Sherman et Maria ont un accident dans le quartier mal famé du Bronx : attaqués par deux Noirs, ils s'enfuient et pensent avoir tué l'un d'eux. Après quoi, c'est pour Sherman une véritable descente aux enfers. On rencontre ensuite un journaliste, Peter Fallow, qui écrit pour le périodique City Light. C'est un alcoolique, mais il connaît son affaire et mène des enquêtes soignées. Il travaille alors sur le cas du jeune Henry Lamb, tué lors d'un accident de voiture. Ses articles passionnent l'opinion et engendrent un mouvement de protestation orchestré par le révérend Bacon. Le procureur du Bronx, Abbe Weiss, qui prépare sa réélection, subit des pressions pour s'occuper du cas de ce jeune homme hospitalisé dans de graves conditions. Il fait arrêter McCoy, alors que maria Ruskin se trouve à l'étranger, qui ne peut donc être poursuivie. Il est condamné à une amende colossale et est chassé de son entreprise. Son épouse le quitte en emmenant leur fille. Persécuté par le substitut du procureur, Larry Kramer, il est relâché sous caution, des foules se rassemblent devant son domicile. A la fin du procès, la maîtresse de McCoy est lavée de tout soupçon. Autre conséquence de cette triste affaire : Peter Fallow reçoit le prix Pulitzer et épouse la fille du propriétaire de son journal -, pour lui commence l'ascension sociale ! Quant à McCoy, il n'a plus un su et attend la suite de son procès. Ce n'est pas tant l'intrigue qui est la plus intéressante, mais tout l'univers contrasté de figures qui y apparaissent, Tom Wolfe faisant un portrait décapant de la bonne société newyorkaise à la fin du siècle dernier. A Man in Full - Un homme, un vrai - paraît en 1998. L'idée est assez proche de son premier roman, mais est traduite d'une tout autre manière. L'action se déroule à Atlanta (il ne faut pas oublier que l'auteur est originaire de Virginie - c'est un Sudiste !). Ici l'histoire débute par la faillite d'un gros bonnet de l'immobilier, Charles Crocker, remarié à une très jeune femme et qui a une première épouse avide qui le harcèle sans cesse. A ce moment-là, on parle abondamment d'une jeune héritière violée par un méchant Noir, Fareek Fanon, qui est un athlète célèbre. Ce crime provoque des émeutes. La faillite de Crocker entraine toutes sortes de problèmes sérieux comme les difficultés financières du directeur de la banque qui lui a prêté de très grosses sommes jusqu'à l'implication du maire de la ville, qui se retrouve au milieu d'un scandale. La grande bourgeoisie d'Atlanta est touchée en son entier par ses dettes abyssales. Tom Wolfe, grâce à ce stratagème romanesque, a pu décrire ce monde des plus respectables et aussi mettre en avant les tensions raciales toujours présentes. Tom Wolfe a un don extraordinaire pour agencer ce théâtre parodique et cruel de la société américaine de son époque. Il est doué comme personne pour la caricature, et l'univers qu'il dépeint est une virulente dénonciation de ce qui se déroule en coulisse d'un monde en apparence des plus respectables. Lire ces deux romans est aussi divertissant qu'instructif sur le monde américain de la fin du siècle dernier.
Moi, un manuscrit, Simone Beta, traduit de l'italien par Thomas Penguilly, Les Belles Lettres, 210 p., 17 euro.
Il n'est pas très aisé de savoir comment prendre ce livre. Sous-titré « Autobiographie de l'Anthologie palatine », on pourrait l'envisager comme un roman qui pourrait être issu d'un émule de Jorge Luis Borges ou, à l'inverse, la véritable histoire de cet ensemble de textes qui marque profondément l'histoire de la littérature byzantine. On l'a aussi baptisée Anthologia Hellinïkï (Anthologie grecque) et on en a attribué la paternité à Constantin Céphalas, qui se serait inspiré de plusieurs auteurs plus anciens, dont Philippe de Thessalonique (Ier siècle). Maxime Planude en a fait une version latine à la fin du XIIIe siècle ; c'était un érudit qui a fait une édition des Fables d'Esope, des Vies parallèles et des Moralia de Plutarque, accompagnées de commentaires, en beaucoup d'autres travaux. C'est à travers lui qu'on a redécouvert l'Anthologie palatine, qu'il augmentée de manière notable. Ce fut cette édition qu'on a connue en Occident jusqu'à temps que Claude Saumaise découvre en 1606 une édition antérieure à Heidelberg. Mais cette version n'est pas publiée avant 1776. Déjà, on comprend que l'histoire de ce recueil est d'ores et déjà tout un roman. Simone Beta en fait, avec beaucoup d'art, une sorte d'enquête où le manuscrit parle à la première personne. Il prétend avoir été conçu en 950 et, bien plus tard, un spécialiste allemand à discerner au moins trois auteurs, sinon plus (ils les appelle A, B1, B2, B3 et C), sic ! Mais Constantin de Rhodes aurait pu être un excellent candidat, selon le manuscrit, qui dit lui devoir une fière chandelle : ce pourrait être lui qui l'auraient rédigé. Lui, il évoque Constantin Céphalas non comme son père, mais comme son grand-père. Il souligne un fait important : les épigrammes érotiques sont précédées d'épigrammes chrétiens, pour des raisons faciles à imaginer. Ce serait Céphalas lui-même l'auteur de ces transformations théologiques ! Ensuite, notre narrateur explique qu'il est resté dans la petite bibliothèque d'un monastère et qu'on l'y aurait laissé tranquille. Il y a des parties très drôles où il explique comment se construisaient des devinettes par éliminations de lettres. Mais voilà, au XIIIe siècle est venu en ce lieu Maxime, qui s'y est intéressé de très près. Parlant des différents moment de l'histoire de Byzance et de la prise de Constantinople par les croisés qui ont fondé l'Empire latin, sans oublier de détruire la bibliothèque impériale, le manuscrit se trompe sur la question de la bibliothèque d'Alexandrie qui aurait été détruite par un vilain émir arabe au VIIe siècle (le conflit entre païens et chrétiens avait déjà mis à mal la bibliothèque, mais aussi toute l'activité éditoriale dans cette ville était le centre dans la Méditerranée grecque puis romaine. Peu importe. Le manuscrit prétend qu'une main pieuse l'aurait empoté et l'aurait sauvé des Ottomans. Il s'est retrouvé à Padoue. Puis il s'est retrouvé à Capri. Et l'aventure de ce livre se poursuit jusqu'à nos jours où il s'est retrouvé en partie à la Bibliothèque nationale de France et surtout à la Bibliothèque Palatine à Heidelberg. C'est un livre merveilleux, car il fait la somme de tout ce que l'on sait de cette fameuse anthologie avec ses épigrammes érotiques tout en ne cessant de nous surprendre par d'incessants coups de théâtre, qui ne sont pourtant que l'authentique destin d'un manuscrit écrit en grec, remodelé en latin et finalement accessible aux lecteurs de bon nombre de pays actuels. Simone Bena a un grand talent, et son « roman » est une réussite incomparable, qui démontre que l'érudition la plus « pointue» peut être accessible à tout un chacun.
Proust d'une main, Edouard Launet, « littérature » Exils, 184 p., 18 euro.
Il n'est absolument pas impossible de concilier érudition littéraire et plaisir. Edouard Launet nous en administre avec éclat la preuve dans ce livre où l'on se divertit assez tout en apprenant une foule de choses sur des écrivains anciens et modernes. Pourquoi cite-t-il le nom de Marcel Proust ? Tout simplement parce que l'auteur d'A la recherche du temps perdu a écrit un petit texte qui s'intitule « L'Eloge de la masturbation » qui, jusqu'à présent, n'a paru que dans une traduction en anglais aux Etats-Unis. L'auteur est allé voir ce qui pouvait étayé cette affaire. Il l'a trouvé dans une lettre (adressée à son ami Reynaldo Hahn en 1906) et aussi dans un passage Du côté de chez Swann. Comme quoi on ne sait jamais tous sur les écrivains, même les plus illustres. Il évoque la figure de Choderlos de Laclos, qui n'aurait pas été l'auteur des Liaisons dangereuses, livre qui a été légèrement expurgé (avec texte à l'appui de cette affirmation). Les frères Grimm sont hautement soupçonnés de coquinerie dans leur histoire Blanche neige et l'on apprend aussi qu'un petit passage des Exercices de style a été coupé. Mais il y a bien des choses singulières et mal connues (sinon inconnues) comme les lettres de Landru a quelques maîtresses ou, fait extraordinaire, la bibliothèque de capitaine Nemo comprenait un « second rayon » des plus fournis : l'éditeur Hetzel a fait enlever à Jules Verne ce passage. Les lettres que Juliette Drouet envoyées à Victor Hugo étaient connues (j'en ai une édition), mais tout le monde ne les a pas lues et les lignes de James Joyce ont également été publiées il y a quelques années. Alexandre Vialatte a commis des chroniques un peu licencieuses, Chateaubriand, tout auteur du Génie du christianisme qu'il fut, a connu ses rêveries solitaires. De chapitre en chapitre ont fait de curieuses découvertes à propos d'auteurs franchement hors de tout soupçon, comme les frères Goncourt. C'est un régal. Bien sûr, c'est la littérature vue par le petit bout de la lorgnette et verrou tiré. Mais tout de même cela peut éclairer bien des choses sur ces hommes de lettres dont certains ont fait profession d'exubérance sexuelle (comme le divin marquis) ou d'une grande pudeur dans leurs écrits. L'une des choses les plus divertissantes qu'on rencontre dans ces pages, c'est l'histoire de l'orgasmotron de H. G. Wells, qui n'est pas sans rappeler la machine à orgone de William S. Burroughs, qui était une maladie provoquant l'orgasme, et qui devient sous sa plume une machine à le provoquer ! Il a publié deux articles à ce sujet dans une revue scientifique en 1901, mais par la suite le texte a été élagué. Qui aurait pu l'imaginer ? Lisez Edouard Launer, vous ne serez pas déçu et vous vous instruirez en vous divertissant d'un bout à l'autre de l'ouvrage.
Rien que l'amour, poésie complète, Lucien Becker, édition et préface de Guy Goffette, « La Petite Vermillon», La Table Ronde, 432 p., 1o, 5o euro.
Rien que la préface de Guy Goffette est un bijou et mériterait d'être cité en exemple. C'est la fois un bel exercice de style et une évocation sensible de ce poète dont on ne sait peu que peu de choses. Né à Béchy en 1911, Lucien Becker a commencé à écrire de la poésie quand il était lycéen à Metz. Toute son existence, il n'a écrit que des poèmes. Il a eu des relations très brèves avec les surréalistes avant la dernière guerre et a publié à partir de 1929. Le premier recueil qui a paru chez Gallimard a vu le jour en 1945, Le Monde sans joie ; un autre ouvrage paraît deux ans plus tard chez le même éditeur, Rien à vivre. Le dernier de ses recueils sort de presse en 1954, suivi d'un petit livre paru en 1961, L'Eté sans fin (édition au tirage limité). Il quitte notre monde en 1984, quasiment inconnu. Il n'a jamais recherché ni notoriété ni voulu entrer dans le cercle très fermé des écrivains à la mode. Au contraire, il vivait pour sa poésie et s'il l'a délivrée au monde, ce monde ne pouvait être qu'un petit groupe d'amoureux de son oeuvre. De plus il écrivait à rebrousse-poil de tout ce qui se faisait à son époque. Il se voulait inclassable, mais sans aucun esprit de contradiction. Il n'écrivait pas contre ses contemporains, mais en marge et selon ses principes. S'il ne se reconnaît dans aucun mouvement d'avant-garde et n'entend frayer avec presque personne, Lucien Becker n'est pas pour autant un auteur réactionnaire ou académique. Il s'est forgé un style très personnel et a aussi développé des thèmes de prédilection ou la femme et la mort jouent un rôle de premier plan. De facto, il se confronte au monde, comme s'il avait souhaité ne pas subir le cours du temps qui passe, et il s'est efforcé d'en restituer la nature profonde. Mais pas en métaphysicien ou en poète hermétique. Son écriture est fluide, d'une simplicité et d'une pureté recherchées, et sa pensée se déploie pour être entendue. C'est peut-être là que réside son grand paradoxe : il parle au plus grand nombre, mais ne semble écrire que pur quelques individus ; pourtant il n'a pas l'idée de cénacle ! Sans doute emploie-t-il de temps à autre des images frappantes et même surprenantes, mais il sait les poser avec une stratégie tr ès subtile dans le corps du texte, qui ne devient jamais obscur malgré ce goût de la métaphore : il peut écrire des vers comme ceux-ci : « La lumière tue le coeur. / Aussi s'est-il enfoui / dans le sol noir de la chair / tel un charbon sous la cendre [...] ». C'est concis, puissant et l'image est forte, mais reste parlante. Cette édition, qui contient ses rares entretiens et quelques lettres de Jean Paulhan et de René Char, est une révélation. En fin de compte, ce poète qui a voulu disparaître reste malgré tout parmi nous et c'est une très bonne chose.
Le Théâtre d'Alexandre Dumas, Sylvain Ledda, Ides et Calendes, 128 p., 10 euro.
Le théâtre d'Alexandre Dumas aurait été complètement oublié si Jean-Paul Sartre n'avait pas adapté Kean et si le metteur en scène Patrice Chéreau n'avait pas tourné ce film tiré de Henri III et sa cour et qu'il a rebaptisé La Reine Margot. On a du mal à s'imaginer que le prolifique écrivain s'est consacré toute son existence à écrire un nombre de pièces assez vertigineux (une centaine), dont la plupart ont été représentées à Paris. L'auteur insiste sur le fait que Dumas a pris part au mouvement romantique : Théophile Gautier en témoigne bien des années après la bataille d'Hernani. Autodidacte, il se fait une culture assez rapidement. A vingt-et-un ans, il écrit déjà trois vaudevilles. Autodidacte, il se fait rapidement une culture. L'un d'entre eux est représenté en 1825 à l'Ambigu-Comique et le second au Théâtre de la Porte-Saint-Martin un an plus tard. Mais il vise un plus noble destin et aspire à être joué au Théâtre-Français. Sa tragédie, Christine (il s'agit de la reine Christine de Suède), est finalement montée en 1830 après bien des modifications. Ce n'est pas un grand succès. En revanche, Henri III et sa cour, un an plus tôt, lui vaut d'attirer l'attention de la critique et surtout le soutien des romantiques, qui le considèrent dès lors comme un des leurs. Il fréquente le cercle de Victor Hugo et est ami avec Gérard de Nerval (qui va collaborer à plusieurs de ses créations dramatiques). Et il écrit ce qu'on appelle des « drames en habit noir », c'est-à-dire des pièces qui se déroulent à son époque. Anthony en 1831 fait son effet. Ce n'est pas seulement un drame de la passion amoureuse, mais aussi un véritable pamphlet politique. Il est joué plus cent fois à l'Odéon. Il est question de la reprendre au Français cinq ans plus tard, mais le pouvoir en place l'interdit. Entre temps, il a déjà couché sur le papier bien d'autres sujets, comme Richard Darlington, Le Fils de l'émigré, Teresa, Angèle, Le Mari de la veuve. Tout cela en deux années ! Il est devenu la manifestation poétique du drame en habit noir. En 1832, il revient à un sujet historique avec La Tour de Nesles, qui connaît un grand succès. Il crée aussi La Vénitienne, Catherine Howard, Charles VII chez ses grands vassaux, Cromwell et Charles Ier. On a l'impression que Dumas veut conquérir toutes les scènes parisiennes à la fois ! En dépit de toutes sortes de difficultés, propres au théâtre de la première moitié du XIXe siècle, de hauts et de bas selon les thèmes, il fait partie désormais des grandes figures de l'art dramatique de la Restauration. On le loue, on le blâme, tout le parle de lui en bien ou en mal, bref, il est célèbre ! Kean, qui relate la vie dissolue de l'acteur Edmund Kean, choque mais plaît malgré tout. Il se lance aussi dans l'écriture de drames antiques, comme Caligula et Catalina, puis Le Testament de César. Il a pu acquérir son propre théâtre en 1847, qu'il baptise Théâtre-Historique (il est inauguré avec la présentation de La Reine Margot). Ses pièces se succèdent et il embrasse toutes les périodes du passé, avec une prédilection désormais pour la Régence, sans négliger le présent. En 1845, il fait jouer Les Mousquetaires après l'incroyable triomphe de son roman Les Trois mousquetaires et de sa suite, Vingt ans après. Il monte une adaptation du Comte de Monte Christo en 1848. Cette même année, avec la Révolution, le fait représentant du peuple ; mais il est battu partout où il se présente. Et il applique cette recette à plusieurs de ses oeuvres de fiction. Bien qu'il se soit exilé, on joue La conscience en 1854 à l'Odéon. Personne ne semble prendre au sérieux sa proscription volontaire ! En 1860 il écrit même un opéra-comique en collaboration avec Leuven. Dumas nous a laissé des souvenirs détaillés des quarante-cinq ans de sa vie si pleine d'auteur dramatique dans ses Mémoires. Sylvain Ledda a su assez bien retracer cette carrière tumultueuse, car les événements se chevauchent tout comme ses pièces s'accumulent. C'est une belle introduction, concise et pourtant complète, à ce théâtre qu'il nous faut redécouvrir.
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