On serait tenté de se dire, à la fin des deux spectacles : terrible quand même... Mais enfin, quoi, c'était une autre époque ! Sauf que les remugles qui montent de l'actualité, les régressions et bégaiements que se permet l'Histoire, les multiples dévoiements de nos grands récits d'émancipation invitent à plus d'humilité, accordant plutôt à Hors la loi de Pauline Bureau, et à Charlotte de David Foenkinos, la stridence des inquiétudes non surmontées.
Au Vieux Colombier jusqu'au 7 juillet, il faut aller voir la pièce écrite (à partir d'un témoignage et de nombreux livres et documents d'époque) par Pauline Bureau, et qu'avec une percutante efficacité elle a mise en scène. D'abord cette dramaturgie du souvenir : toute la pièce est construite sur un flash-back. Une première partie, factuelle, éprouvante, puis un second moment où, cette fois, la dramaturgie d'un procès captive les spectateurs. C'est à la fois poignant comme un drame privé et mobilisateur comme une tribune publique. Une mention pour le dispositif scénique conçu avec Emmanuelle Roy : il structure ingénieusement les espaces dedans/dehors, intégrant des projections qui médiatisent le contexte... Pour aller vite, Hors la loi raconte ce qu'a enduré, en 1971, une adolescente de 15 ans, Marie-Claire Chevalier, violée par un « copain », puis se trouvant enceinte et donc obligée d'avoir recours à une « faiseuse d'anges ». Dénoncée avec sa mère pour cet avortement clandestin, puis magistralement défendue, lors du procès historique de Bobigny, par l'avocate Gisèle Halimi - elle avait converti cette affaire en une tribune politique où l'injustice et l'inhumanité de la loi de 1920 pénalisant alors l'avortement éclataient au grand jour -, Marie-Claire s'en sort ; mais surtout, son cas emblématique, l'évolution des mentalités, le fameux « Manifeste des 343 » prépareront la Loi Veil de 1975, encadrant la dépénalisation de l'avortement en France.
Ab uno disce omnes : à partir d'un (individu), comprends tous les autres... Marie-Claire Chevalier faisait partie de toutes ces malheureuses des classes populaires contraintes d'avoir recours, avec de gros risques sanitaires, à des avorteuses pour échapper au sort misérable réservé alors aux « filles-mères ». Pas assez d'argent, bien sûr, pour une clinique privée, ou bien un voyage dans les pays où l'avortement pouvait se pratiquer... La pièce nous rappelle, on l'a vite oublié, que cinq mille femmes mouraient en France chaque année à cause de cette hypocrite loi de 1920, et «durant la cinquantaine d'années de son existence, cela fait plus de deux cent cinquante mille femmes. Deux cent cinquante mille mortes et autant d'histoires de honte, de violence, de deuil que je veux raconter à travers celle de Marie-Claire » , dit Pauline Bureau. Évocation d'une période assez récente, compénétration de l'intime et des luttes sociales, féministes : Hors la loi est aussi un spectacle pédagogique pour les jeunes générations. Aujourd'hui, au niveau mondial, un avortement sur deux est toujours clandestin, selon l'OMS ! Et l'offensive actuelle contre l'avortement aux Etats-Unis, le retour en force d'un intégrisme religieux comminatoire, l'assimilation avortement = infanticide à nouveau brandie justifient bien entendu ce rappel documentaire et cette vigilance politique via le théâtre... La Troupe de la Comédie-Française (ici neuf comédiens pour une bonne vingtaine de rôles), irréprochable, crée l'émotion, et le texte de Pauline Bureau sonne juste. On imagine, enthousiaste, d'autres sujets d'une telle envergure traités avec cette vigueur-là !
D'après le roman de David Foenkinos, lui-même inspiré par le tragique destin de la jeune artiste juive allemande, Charlotte Salomon, Laurène Boulitrop nous offre l'évocation palpitante d'une belle figure de femme dans Charlotte (jusqu'au 29 juin, le jeudi et le samedi à la Manufacture des Abbesses), un spectacle où l'ardeur de la conviction pallie la sobriété des moyens. L'exclusion d'abord, par les nazis accédant au pouvoir, des Juifs en Allemagne, suivie de leur persécution, et enfin de leur extermination systématique sont évoquées à travers cette histoire vraie qui bouleverse le spectateur. Elle a convaincu les musées (par les huit cents gouaches que l'artiste a réalisées) autant qu'elle a su inspirer les auteurs. Descendante d'une famille qu'a traumatisée une généalogie suicidaire, grande amoureuse éplorée, ardente, désespérée, enfin et surtout artiste féconde trouvant dans une peinture théâtralisée l'exutoire idéal, Charlotte Salomon (nous lui avions consacré une chronique, picturale cette fois, le 12/5/2016) reste un exemple, parmi tant d'autres, de tous ces créateurs et intellectuels juifs ayant fui le nazisme, rattrapés par lui, exterminés, ou alors se suicidant pour échapper à une arrestation fatale. Laurène Boulitrop a adapté le roman de Foenkinos et, devant un rideau qui ondoie, seule en scène et dans des variations d'éclairage et de musique, scandant avec force un texte ramassé, elle nous raconte ce récit pathétique, d'une tension qui jamais ne faiblit.
Cauchemar d'une autre époque? Vraiment ?... Combien de femmes, artistes ou pas, aujourd'hui condamnées à une mort certaine par des régimes théocratiques ou autocratiques ? Combien de Charlotte Salomon du 21ème siècle qui ne possèdent que du papier pour dessiner, écrire, se protéger éventuellement par leur renommée d'un assassinat politique ?
Comme il trouble ce passé qui se déguise en présent ! À moins que ce soit l'inverse...
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