Le titre de l'exposition est en espagnol (Sol y sombra) : normal puisque c'est celle du majorquin Miquel Barcelo, et que cela se passe au musée du malaguène Picasso (jusqu'au 28 août). La foule fait la queue dès l'entrée de la rue de Thorigny, mais c'est pour aller voir Picasso, car les espaces du sous-sol dévolus à Barcelo sont presque déserts en ce 4 avril ensoleillé. Pourtant la presse a fait ce qu'il faut pour que cette expo (qui se prolonge à la Bibliothèque Nationale de France) soit perçue comme un des événements incontournables de la saison : une pleine page, par exemple, dans Le Monde de l'avant-veille et des dithyrambes à la télé et à la radio, celles de Guillaume Durand, amateur d'art contemporain bien connu, n'étant pas les moins enthousiastes. Que se passe-t-il donc ? Observons d'abord que, dans l'élégant catalogue, Marie-Laure Bernadac, spécialiste réputée de Picasso, pose d'emblée une bonne question à propos du tandem Picasso-Barcelo : « Tous deux sont espagnols, mais l'un est andalou, l'autre majorquin... L'un est habité par la fureur du duende, l'autre nage dans les eaux tourbillonnantes d'une insularité rebelle. L'un ouvre le siècle, l'autre le ferme. Irait-on jusqu'à dire que l'un est moderne et l'autre postmoderne ? » Madame Bernadac fait allusion à un texte de Thomas McEvilley en 1996, Barcelo entre modernisme et postmodernisme, mais en reprenant la question aujourd'hui, peut-être met-elle le doigt sur un point sensible.
Faisons un peu d'histoire. Miquel Barcelo, né en 1957, s'est révélé, dès sa première exposition dans son île natale, en 1977, comme un artiste surdoué. Il peignait alors comme il écrivait : avec autorité et une fausse désinvolture qui séduisaient. Si bien que les autorités officielles espagnoles, qui manquaient alors cruellement de moyens financiers, décidèrent de mettre le paquet sur un seul homme : Barcelo, pour aller à la conquête de la scène mondiale de l'art. Tant pis pour d'autres peintres de la même génération, comme par exemple José-Maria Sicilia qui le valait bien, condamnés à rester dans l'ombre quand notre héros allait être invité partout. Ce serait le cas à l'éphémère Biennale de Paris, en 1985, où le jeune prodige ferait une prestation spectaculaire sur les cimaises et surtout dans le catalogue pour lequel il avait souhaité rédiger lui-même le texte de présentation, qui se limitait à ces seules lignes : « A l'époque de la mort à grande vitesse de Jackson Pollock naissait Barcelo, Pollock naissait vers la mort de Monet et Goya mourait alors : il était né au moment de la mort de Watteau. Watteau naissait à la mort de Vélasquez. Lorsque naît le Caravage, Tintoret vient de mourir. Tintoret venait après Giorgione. » Cette originale reconnaissance de filiation avait épaté pas mal de monde. Mais il y eut tout de même quelques bémols.
Barcelo laissait en effet émerger ses images (torrides, inspirées du désert africain, ou froides, inspirées des glaciers suisses) à partir d'un champ pictural où se mélangeaient de multiples références à toutes sortes d'avant-gardes historiques mais aussi d'arts primitifs, d'où des réflexions critiques sur le danger que tout cela finisse par tourner à vide. C'était à propos de sa série de La Saison des pluies, en 1991. J'avais eu précisément un entretien avec lui à ce moment- là, au cours duquel il m'avait déclaré qu'il voulait être « celui par qui l'on sortira du post modernisme » (International Fine Art Collector, mars 1991). Qu'en est-il 25 ans après ? Nous retrouvons dans l'exposition actuelle, à côté de tableaux anciens très inspirés de Picasso ( Pase de Pecho, 1991) des oeuvres récentes tout autant sinon plus picassoïdes (Paseillo avec taureau, 2015), d'autres venues de l'art pariétal, sans compter de multiples poteries et sculptures tout droit sorties des formes archétypales qu'aimait tant le potier de Vallauris. Il y a aussi des pièces drôles, comme le crâne en bronze de Pinocchio avec son long os nasal (à la BNF). Il n'est pas nécessaire d'être un grand expert pour voir dans tout cela des réalisations dans la veine du postmodernisme dont Miquel Barcelo n'est visiblement pas sorti. Il apparaît au contraire comme un brillant représentant du dernier carré des postmodernes. Son pari semble donc perdu, et la question de madame Bernadac est tout à fait pertinente. Mais est-ce si important ? De toute façon, cela ne paraît pas passionner les foules...
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