Sans doute faut-il enseigner l'oxydation des métaux, la comptabilité analytique ou la tératologie (et encore...), être obnubilé ou empesé par sa mission professorale et roidi par une austère moralité pour ne pas se rendre compte qu'un Éros pédagogique papillonne entre des étudiantes et leur professeur. Les raisons de ce sentiment restent faciles à comprendre : l'enseignant peut devenir le symbole, voire l'incarnation de la discipline que l'étudiante a élue, adore ; ou bien apparaître comme un substitut du père réel - aidant à s'en débarrasser en le supplantant, mais permettant aussi une réalisation, transférentielle et moins transgressive, des désirs incestueux - ; ou enfin, par l'éloquence qui le porte ou le grand récit qu'il déploie, fasciner, séduire l'éternel enfant chez la personne qui l'écoute.
Bref, si c'était pour nous servir un film supplémentaire (l'anthologie serait longue, mais on pense tout de suite au pathétique Noce blanche de Jean-Claude Brisseau) sur une aventure amoureuse entre un professeur d'âge mûr et une jeune étudiante, le film de José Luis Guerin, L'Académie des muses, resterait pris dans l'anecdote, et il n'aurait pas reçu le soutien du Groupement national des Cinémas de Recherche, retenu l'attention de la critique ni n'aurait enfin été distingué dans les différents festivals où il fut présenté.
Déjà, au départ, cette audacieuse hybridation des formes entre le cinéma documentaire et le cinéma de fiction trouble les repères du spectateur : « Le professeur est un professeur, son épouse est son épouse, ses étudiants sont ses étudiants, tout le reste est fiction», précise le réalisateur espagnol. Raffaele Pinto, professeur de philologie et de Littérature, avec sa moue irritée permanente, ses tics d'enseignant et son pédantisme, les étudiantes filmées dans leur écoute approbative ou critique, leurs discussions animées (en espagnol, catalan, italien), cet amphithéâtre d'une université des Lettres à Barcelone, les séquences datées soigneusement et situées installent le spectateur dans un reportage documentaire et analytique. « Je pars d'une communauté préexistante pour créer avec elle une fiction », souligne le réalisateur. Effectivement, c'est une étudiante, Emanuella Forgetta, qui a proposé le thème d'une Académie des muses au cinéaste, à sa petite équipe et au professeur Pinto. Et ils ont tous accepté de jouer le jeu...
Jeu subtil et savant que ce « film d'action parlée » où, du discours professoral (références aux mythes et à la poétique, à Dante, Lancelot et Guenièvre, Orphée et Eurydice, etc.) aux questionnements variés des étudiantes, en passant par les contestations féministes de l'épouse du professeur, tout ne semble ici - comme chez Marivaux ou Rohmer - que fines discussions et figures de rhétoriques, portant sur elles de multiples affects et tirant l'action vers son dénouement. « On n'échappe pas au langage », dit le professeur Pinto... Et on n'y échappe d'autant moins que si la parole quitte l'amphithéâtre de l'université, elle crée et investit d'autres « théâtres », comme l'espace clos d'une voiture, d'un café ou d'une chambre d'hôtel, l'espace ouvert de sites archéologiques où le dialogue perpétuel professeur/étudiante prend d'autres formes. En finesse, au montage, José Luis Guerin équilibre harmonieusement ces modalités du discours, évitant au spectateur d'être écrasé par l'érudition et le concept, ou trop facilement séduits par le batifolage amoureux, ou enfin déboussolé par les remarques hétéroclites des étudiantes. « Je sens que cette forme de cinéma n'est possible qu'à partir de phases de tournages alternées avec des phases de montage : c'est de là que naît la véritable écriture dans ce film », dit le réalisateur, qui a su donner au silence, dans un film où la parole intelligente est reine, une consistance presque palpable ; et aux sons de la nature (l'une des étudiantes les enregistre) la valeur d'un contrepoint ou d'une réponse au langage humain.
Le thème, central dans le film, de la muse part de la mythologie (les neuf déesses présidant aux arts libéraux), se prolonge dans la littérature et la poésie, et se parachève dans cette nécessité - plus que jamais actuelle « en un temps de manque », pour reprendre la formule d'Hölderlin - que certaines femmes, muses réelles et incarnées, révèlent, inspirent et conduisent, par les forces mêmes d'un Éros ascendant, quelques hommes vers les cimes de la création. Les Euterpe, Erato, Melpomène, etc. du XXIe siècle seraient investies d'une haute mission civilisatrice. Déjà deux étudiantes ont relevé le défi d'être les muses... du professeur Pinto ! Ce qu'apprécie médiocrement son épouse, qui croyait être sa seule muse. Alors ce thème mythologique de la muse, confronté au féminisme, à internet, à la sexualité ou au conflit des générations, amuse le réalisateur et parfois le spectateur. Mais pas seulement...
Des questions profondes sur le désir et le mythe, l'amour et l'inspiration ou bien l'Éros pédagogique sont élégamment évoquées dans cette oeuvre à petit budget et larges perspectives. L'attention soutenue de la caméra aux visages, saisis à travers transparences, reflets et brillances, ouvre les lieux intimes du dialogue dans les espaces variés, mobiles et chatoyants de la ville ou de la nature.
Et il est difficile ne pas être ravi de tant de charmes !
On ose malicieusement se demander quelles furent donc les muses estudiantines, Emanuela ou Mireia ou d'autres, qui ont inspiré José Luis Guerin, et sans faille guidèrent son intuition lyrique.
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