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[verso-hebdo]
14-04-2016
La chronique
de Pierre Corcos
Dommage qu'elle soit un ange
L'Éros galvanisé de fureur, le dieu de l'amour mué en démon sanguinaire... Dommage qu'elle soit une putain ('Tis a Pity She's a Whore), la plus fameuse des pièces de John Ford (1586-1639), l'une de ses trois grandes tragédies, et la première sur l'inceste sororal, dépasse en violence passionnelle tout ce que le théâtre élisabéthain (« jacobéen » sous le règne de Jacques 1er) a pu produire en la matière. Le frère désespéré finit par tuer sa soeur et expose son coeur ensanglanté à la pointe de son épée... Shakespeare et sa tragédie Roméo et Juliette semblent bien doux à côté de cette frénésie pulsionnelle, intriquant le sublime et l'horrible dans une pièce de vengeance, cruauté et désir absolu, qui a fasciné un Maeterlinck (1894), un Visconti (1961), un Stuart Seide (1975), les poussant à monter, adapter ce chef d'oeuvre précurseur d'un « romantisme noir »... Frédéric Jessua nous en propose aujourd'hui - jusqu'au 17 avril au Théâtre de la Tempête - une mise en scène juvénile, originale qui, à la fois prend bien des libertés avec la lettre de l'oeuvre mais aussi, et somme toute, reste fidèle à son esprit, transposant cette dramaturgie dans des codes estétiques modernes sans reniement.
Avec Shakespeare, John Ford, Ben Jonson, John Fletcher, le théâtre élisabéthain reste une spécificité anglaise, « et ce phénomène n'est pas sans me rappeler la folie créatrice britannique de la fin du XXe siècle (...). L'univers visuel et musical sur lequel nous travaillons s'inspire de ces tendances », écrit Frédéric Jessua. Effectivement, la plupart des comédiens sont en même temps des musiciens, la scénographie évoque ces musées des horreurs dont les Anglais sont friands, et une certaine excentricité d'outre-Manche s'exprime à de nombreux moments. Les puristes se désoleront sans doute des « évolutions » (ou involutions) subies par la langue crue, riche et truculente de John Ford, traduite et actualisée par Frédéric Jessua et Vincent Thépaut. Ce n'est pas assez faire confiance au texte originel, protesteront-ils... Mais, si l'on en revient au spectacle, résultat final de toutes ces alchimies, que voit-on ? La liaison embrasée d'Annabella et Giovanni illumine la pièce de ses flammes baroques, incestueuses. L'ébranlement de la religion et de la morale, de l'ordre établi par cette folle passion, est le résultat intelligible de tout ce chaos. Et enfin la toute-puissance du désir féminin, à l'encontre des prohibitions sociales, des normes et de la tradition, transparaît crûment. N'est-ce point là tout le coeur palpitant de cette tragédie ?
C'est le représentant de l'Église de Rome qui, à la fin de la pièce, traite Annabella de catin, stigmatisant ainsi une passion charnelle et dévorante. Or, c'est l'Église catholique, la Rome papiste qui est par les Protestants identifiée à « la grande prostituée de l'Apocalypse » !
Dommage qu'elle soit une putain : de qui parle-t-on au juste ?

Certainement pas de Laura, « fragile, solitaire et qui collectionne de petits animaux en verre », dit Daniel Jeanneteau, qualifiant ce personnage féminin central de La Ménagerie de verre (dont il assure la mise en scène : jusqu'au 28 avril au Théâtre National de la Colline), une pièce connue de Tennessee Williams, et qui fut un triomphe en 1945.
Dommage qu'elle soit un ange, pourrait-on dire de Laura, une autre facette du féminin, ombre fugitive, figure impalpable et indécise du retrait... « Quant à ma soeur Laura, il était encore plus difficile de la définir. D'elle-même, elle n'aurait jamais fait un pas vers le monde : elle se tenait au bord de l'eau pour ainsi dire, comme si elle savait d'avance que l'eau était beaucoup trop froide pour y tremper le pied », raconte Tennessee Williams dans la nouvelle, en bonne partie autobiographique (la soeur, Rose, de l'auteur fut enfermée pour schizophrénie), préfigurant la pièce. Il ajoute : « Je ne pense pas que ma soeur ait été réellement folle. Je crois que les pétales de son esprit se trouvaient simplement repliés par la peur, et je ne saurais dire si ce n'était pas là la voie d'une secrète sagesse ». Or la mère, Amanda, elle-même abandonnée par son mari, veut à tout prix, maladroitement, lourdement, marier cet « ange »... Elle charge son fils, Tom (également le narrateur), d'inviter à dîner un collègue de travail pour le présenter à la touchante Laura, et par là favoriser un mariage. Cette tentative se solde par un échec catastrophique, hâtant le départ, la fuite de Tom.
Tom qui, des années après, se souvient... Et la pièce commence sur ce flash-back, ce souvenir poignant, pathétique. Mais un souvenir flou, indécis également, comme tout ce qui émane de la mémoire subjective et tend vers le poétique : le souvenir y est moins un compte-rendu que l'amorce d'un poème. Évitant donc le piège d'un réalisme de la mise en scène, qui risque de ne pas pouvoir transcender l'anecdote, Daniel Jeanneteau « dématérialise » la pièce par une scénographie convergente où rideaux de tulle, sol matelassé, éclairages doux transforment le névrotique, douloureux, étouffant souvenir de Tom en une estompe mélancolique. Les angles aigus du triangle familial y perdent leur aspérité, la navrante tentative de la mère marieuse son grotesque minable, et le handicap de l'innocente Laura sa pathologie psychiatrique. Il ne reste plus alors que la triste histoire d'une douce princesse enfermée par un sort maléfique. Elle aurait pu rentrer grâce à l'amour dans la réalité. Mais...
Dommage qu'elle soit un ange...
Pierre Corcos
14-04-2016
 

Verso n°136

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