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[verso-hebdo]
12-05-2016
La chronique
de Pierre Corcos
Charlotte Salomon, un art guérisseur.
Qu'un enfant après coup dessine le gros chien qui l'a effrayé, ou qu'une adolescente confie à son journal intime des tourments amoureux, ou encore qu'un adulte remette en scène dans un théâtre d'improvisations les moments difficiles qu'il a traversés, tous, sans forcément le savoir, se livrent à de l'art'-thérapie... Cette méthode, tirant parti des dimensions expressives, symboliques, réparatrices et valorisantes de l'art (peinture, dessin, écriture, théâtre, etc.), a sans doute permis à certaines personnes accablées par de terribles malheurs d'éviter la maladie mentale, voire le suicide. Si ces personnes en outre possèdent un talent artistique, l'oeuvre qui émerge de cette « catharsis », gorgée d'émotions et dramatique à souhait, excite la compassion. Elle confère à son auteur une célébrité dont, avec le même niveau artistique mais des thèmes moins pathétiques, il n'aurait pas bénéficié peut-être.

Le Musée Masséna de Nice consacre jusqu'au 24 mai une importante exposition, très documentée, à Charlotte Salomon, Vie ? ou Théâtre ?, présentant gouaches, dessins, pastels, écrits de cette jeune femme dont la vie fut si poignante et tragique qu'un romancier connu, David Foenkinos, lui consacra il y a deux ans une biographie romancée, laquelle d'ailleurs lui a valu le Prix Renaudot : Charlotte... Oui, une tragédie extérieure et intérieure, sans meilleure échappatoire et transfiguration sans doute que l'expression artistique.
Juifs allemands, Charlotte Salomon et ses grands-parents trouvèrent refuge en 1938, comme de nombreuses autres personnes persécutées par le nazisme, dans la région de Nice (d'où l'exposition au Musée Masséna). Et c'est là qu'elle réalisa son oeuvre peinte et écrite pour échapper à de monstrueuses forces de mort, qui non seulement allaient finir par la détruire (dénoncée, arrêtée, déportée à Auschwitz, elle y mourut à l'âge de 26 ans. Elle était enceinte de cinq mois...) mais avaient déjà commencé à la ronger de l'intérieur. En effet, Charlotte était la dernière d'une lignée familiale, du côté de sa mère, dont les membres se suicidèrent pendant trois générations !... Sa grand-mère se suicide d'ailleurs en mars 1940, sous ses yeux. Et, dans une scène épouvantable qui suit ce traumatisme, elle apprend de son grand-père que sa tante et sa mère (dont on lui avait fait croire qu'elle était morte de la grippe) ont également mis fin à leurs jours, et qu'elle pourrait bien être la prochaine de la liste noire ! Complètement ravagée par ces macabres révélations, menacée de mort par l'irrésistible montée du nazisme, Charlotte, qui fut étudiante aux Beaux-Arts de Berlin et dont la belle-mère fut une cantatrice célèbre, se lance alors, à corps perdu, dans une oeuvre thérapeutique et rédemptrice, à la fois picturale, écrite et musicale, une sorte d'opérette (Singespiel, comme elle l'appelle ironiquement) tragicomique qu'elle intitulera Vie ? ou Théâtre ?

La facture de ses gouaches, entre peinture naïve et expressionniste (on pense parfois à Munch), laisse suffisamment de place au dessin, avec des contours en rouge ou bleu, pour qu'on puisse entrer dans les détails et la minutieuse narration. Les oeuvres, structurées de gauche à droite et de haut en bas comme une bande dessinée, laissent le plus souvent une grande place au texte (dialogues ou commentaires), assez fort pour maintenir une tension dramatique. Ce texte est assez souvent écrit sur un calque superposé à l'oeuvre peinte. Parfois, pour retranscrire un long discours de certains des protagonistes de sa vie, Charlotte Salomon pouvait peindre des dizaines de fois leurs visages, juxtaposant les séquences de langage.
Voilà donc un stupéfiant théâtre (ou roman) graphique et autobiographique, composé d'un millier de gouaches, qui prend même une dimension d'opéra, si l'on s'avise que Charlotte Salomon donne des indications musicales précises, au verso de certaines pièces, composant ainsi l'ambiance mélodique dans laquelle la scène peinte et écrite doit être reçue. Une ambition d'art total qui aurait sans doute mérité un catalogue... multimédia !
Mais déjà le directeur d'une jeune maison d'édition (Le Tripode), Frédéric Martin, avait relevé le défi en éditant il y a quelques années un livre énorme de 800 pages et 5 kilos, dont le titre, Vie ? ou Théâtre ?, l'immense projet de Charlotte, confirme la dimension théâtrale, opératique de cette abondante peinture, réalisée dans l'urgence et sous l'Occupation avec très peu de moyens. Ce titre confirme également les pouvoirs thérapeutiques de l'oeuvre en question, si l'on veut bien se rappeler que la distance entre une vie douloureuse et sa transposition artistique permet un détachement, relatif mais salvateur, à l'égard d'émotions et de conflits destructeurs. L'intégralité de cette oeuvre - que l'on peut découvrir sur le site du Jewish Historical Museum d'Amsterdam - donne à réfléchir aux immenses possibilités thérapeutiques de l'activité artistique. De la sublimation (Freud) à l' « objet transitionnel » (Winnicott) en passant par le psychodrame (Moreno), on se rappelle les multiples facettes de l'art-thérapie, cette pierre précieuse qui à la fois jette ses éclats diaprés et protège le patient.

Sans doute certains esthètes émettront des réserves sur la valeur picturale ou théâtrale ou littéraire ou musicale de cette oeuvre. Mais ils ne pourront qu'être confondus par la collaboration de tous ces arts dans cette fresque autobiographique et rédemptrice de Charlotte Salomon, qui jusqu'au bout paria sur la vie, l'art et la création pour stopper, un dernier moment, les phalanges noires de Thanatos.
Pierre Corcos
12-05-2016
 

Verso n°136

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