Beau geste : Hans Hartung, peintre et légionnaire, sous la direction de Pierre Hergott, Gallimard / musée de la légion étrangère, Aubagne, 160 p., 29 euro.
Ce volume s'est fixé deux objectifs qui paraissent assez peu conciliables : la participation de Hans Hartung, d'origine allemande, à la Seconde guerre mondiale dans la légion étrangère sous le nom de Pierre Berton. La première partie est consacrée à sa carrière militaire, qui s'est terminée devant Belfort par une grave blessure entraînant l'amputation de sa jambe droite. Pierre Assouline rappelé que bien des écrivains ont servi dans la légion, comme Blaise Cendrars, qui y a laissé un bras. Il évoque Joseph Peyré, sans oublier l'un des plus grands, Ernst Jünger, qui s'était engagé à l'âge de dix-sept, juste avant la Grande Guerre, où il s'est d'ailleurs illustré. Je dois dire que c'est bien de montrer que les artistes et les hommes de lettres n'ont pas seulement combattu pour la France pendant la Grande Guerre. L'autre volonté exprimée dans cette exposition et dans ce catalogue, est d'avoir évité de montrer les grands tableaux d'Hartung, les plus connus et les plus exposés. Cela a permis de mettre en valeur de grands papiers. Ceux de l'immédiate avant-guerre montrent ses premiers pas dans l'abstraction pure, mais avec des retours figuratifs avec de magnifiques têtes qui font penser à l'art nègre et à l'expressionniste d'Outre-Rhin. Il y avait manifestement chez lui un fort désir de jouer avec les lignes et les couleurs pour laisser sur le support des émotions puissantes, parfois ludiques, d'autres fois moins joueuses, mais toujours d'une force et d'une intensité peu communes. Je dois reconnaître avoir fait beaucoup de découvertes car ma bibliothèques contient un certains nombres de volumes sur cet artistes où justement on voit peu ses dessins jamais es têtes et bien peu des encres et des crayons des années quarante et cinquante. Cela donne plus de consistance à ce qu'on a pu voir de lui dans les grandes rétrospectives. C'est d'autant plus intéressant qu'on a souvent cru qu'Hartung s'était limité à un type de geste parfaitement reconnaissable, avec ses grands traits noirs et nerveux qui semblent le résultat de l'enregistrement d'une aiguille de sismographe endiablée. Ces oeuvres là sont belles, sans nul doute. Mais toutes les expériences plastiques qu'on découvre dans ces pages le sont aussi. Il semble hésité entre la géométrie et ce qu'on appellera un peu plus tard l'informel. En réalité, il joue simultanément avec les deux. IL ne peut pendant un certain temps, se dispenser des deux. Sa gamme chromatique est aussi bien différente de celle qui suivra, plus dramatique, plus obscure. Ce sont surtout des rouges, des orangés, des bleus, bien qu'il y ait souvent du noir. Il y aussi quelques toiles acryliques où sa technique a changé -, mais il s'agit de compositions de la fin de son existence, mais elles aussi peu connues. Conclusion : pour bien connaître l'oeuvre d'un peintre, il ne faut pas s'arrêter au goût des collectionneurs, des conservateurs ou des critiques et aller chercher sa vérité, pour autant que faire se peut.
Le Douanier Rousseau, un naïf dans la jungle, Gilles Plazy, « Découvertes », Gallimard, 144 p., 15,50 euro.
Avec ce petit livre richement illustré, avec des textes choisis à la fin et le récit intelligent de la carrière fait par Gilles Plazy, nous pouvons connaître déjà très bien qui a été ce curieux personnage, fonctionnaire de l'Octroi, Henri Rousseau. Il profite de l'occasion d'un exposition libre au musée du Louvre pour montrer ses premiers tableaux (il s'est mis à la peinture à l'âge de quarante ans). Dès ses premiers pas, il affiche une démarche tout autre qu'académique. D'aucuns l'ont qualifiée de « naïve », ce que je trouve erroné. Rousseau n'est pas « naïf » : il n'a aucune formation artistique, ce qui est bien autre chose. Mais il se montre capable de faire deux vaches dans un pré, avec moins de réalisme que Rosa Bonheur, mais une relative poésie ! Mais il a regardé les maîtres anciens et modernes. Bon nombre de ses compositions le prouvent. Bien sûr, il a une gaucherie qui est surtout visible dans les représentations de cérémonies ou dans son autoportrait. Le fameux dîner donné en 1908 au Bateau Lavoir où on l'a célébré avec autant d'ironie maligne que de reconnaissance de son originalité bizarre, mais puissante, a réuni les plus grands noms de l'aventure du cubisme, et l'on y voit Gertrude Stein et Alice Toklas, André Salmon, Guillaume Apollinaire et Max Jacob. Personne n'a voulu laisser lui échapper cette merveilleuse opportunité. La chance du Douanier, ce fut de vivre à cette époque et avec ces peintres qui ont employé les moyens les plus radicaux pour faire naître une peinture inédite. Lui aussi l'a fait. Et on l'a compris peut-être trop tard, je veux dire après sa mort.
Apollinaire, le regard du poète, sous la direction de Laurence des Cars, musée de l'Orangerie / Gallimard, 320 p., 45 euro.
C'était l'évidence même, et pourtant cela fait très longtemps qu'on a ainsi célébré la relation intime de Guillaume Apollinaire avec les arts plastiques. En premier lieu, bien que collaborant à de nombreux périodiques où il ne peut faire que de très brefs billets, il a su renouveler l'esprit de la critique d'art. Sans doute a-t-il pris quelques leçons chez Félix Fénéon, mais sans l'ironie ravageuse de son aîné. Il y a appris la concision, le goût de l'ellipse, la phrase brève et définitive. Mais il n'a cependant jamais renoncé à son art poétique, et dès qu'il l'a pu, il a composé ses essais sur les peintres et sculpteurs avec un esprit poétique (ce que lui a vertement reproché D. H. Kahnweiler). Les Peintres cubistes, méditations esthétiques, qui paraît en 1913 chez Eugène Figuière est illustré de 43 reproductions, ne parle que d'une poignée de ces pionniers de l'art moderne, de Picasso à Léger, de Picabia à Duchamp. Mais il y a ajouté Marie Laurencin, pour des raisons bien différentes, de nature sentimentale. Mais l'incroyable production d'articles et de chroniques, la réalisation d'éditions imagées par des peintres de ses amis, comme l'Enchanteur pourrissant qui est orné de gravures de Derain (1909), son Bestiaire, magnifique volume illustré de gravures de Raoul Dufy (1911), ou son recueil de 1913, Alcools, qui contient son portrait par Pablo Picasso. L'exposition reconstitue de manière exemplaire le parcours artistique d'Apollinaire qui a toujours agi avec prudence, mais a vite fait cependant d'aduler un nouveau venu. Même les futuristes, qu'il a commencé à regarder avec beaucoup de suspicion, d'autant plus qu'il voyait en Marinetti un éventuel concurrent, et pas des moindres ! Ainsi l'ouvrage qui accompagne l'exposition nous fournit l'occasion de mieux connaître ses relations avec Matisse, avec Chagall ou, bien sûr, avec Picasso, mais aussi toutes les facettes de son activités, comme celle de directeur de revue (Les Soirées de Paris) avec, aux murs, les créations les plus notoires de ses amis artistes ainsi qu'une importante documentation. On regrettera bien sûr une bibliographie qui ne donne pas l'essentiel de ce qu'Apollinaire a fait paraître de son vivant et aussi les sempiternelles comparaisons avec des époques plus récentes : cela ne suffit pas à gâcher notre plaisir et la faculté d'encore mieux connaître l'auteur de « Zone » et du « Pont Mirabeau ».
Esprit singulier, fonds de l'abbaye d'Auberive, Flammarion, 400 p., 49,90 euro.
Ce catalogue d'une dimension faite pour impressionner nous donne une vision exhaustive de la grande collection rassemblée au sein de l'abbaye d'Auberive. Celle-ci a été élaborée selon des critères qui ne sont certes pas extrêmement bien définis, mais qui semblent tourner autour de quelque chose qui oscille entre l'art brut (dont j'ai parlé voici peu à propos du livre de Michel Thévoz paru aux Editions de la Différence), la figuration libre et le surréalisme. En tout cas, la peinture est privilégiée, même si l'on trouve quelques rares pièces sculpturales. Mais il s'agit d'une peinture bien particulière. Comment envisager la question ? Ce n'est pas facile, car on y trouve d'abord un type d'oeuvres qui échappe aux courants les plus connus. Je pense à Rustin comme chef de file d'un art qui s'est imposé comme une manière d'envisager la représentation avec une écriture assez baroquisante et tout en matière, privilégiant des tonalités sombres et, il faut bien le dire, assez peu attrayante (qui semble prendre la relève de Rebeyrolle, également présent). Cette sorte de matiérisme figuratif est sans aucun doute la dominante de ces pièces présentées dans ce volume. Le fantastique est aussi très présent avec Ghislaine, Fred Deux, et la présence surprenante d'Alfred Kubin avec le très beau Spectre dans la chambre à coucher (1946). Mais on trouve aussi quelques représentants du groupe Cobra, comme Karel Appel ou Bengt Lindstöm. D'autres sont inclassables comme Francis Marshall qui fait de curieuses installations et surtout des tableaux frappés au sceau de l'étrange comme le triptyque de 2005. Au détour d'une page, on trouve des perles comme l'autoportrait de Zoran Music (1996), des gravures superbes de Hans Bellmer et de belles toiles de Gaston Chaissac. On y fait aussi de belles découvertes comme celle de Guillaume Dégé, de Paul Rumsey ou de Jean-Pierre Nadau. Deux choses sont à retenir ici : d'une part, la difficulté actuelle de classer les artistes dans des catégories bien claires (ce qui n'est pas une mauvaise chose), de l'autre, de constater que le champ de la peinture contemporaine est très ouvert et ne cesse de se renouveler. Enfin, il est à noter que des créateurs sont de véritables solitaires, qui mènent une recherche non seulement inclassable, mais qu'on ne peut rapprocher de rien ! Par exemple ? Les travaux de Roger-Edgar Gillet, qui peut être regardé comme un lointain descendant de Pascin.
Kandinsky, Brigitte Hermann, « Bibliothèque », Hazan, 444 p., 15,30 euro.
Cette biographie est essentielle. C'est la seule qui existe (aussi curieux que cela puisse sembler) et elle nous apprend énormément de choses sur cet immense peintre. Bien sûr, il y a des lacunes, sur son voyage en Afrique du Nord (pourtant essentiel pour son cheminement vers l'abstraction), sur les raisons de son départ un peu brusqué de l'union soviétique à la fin de 1921. On comprend bien qu'il est de plus en plus critiqué par ses pairs et aussi par les instances culturelles du parti communiste. Mais on ne comprend pas très bien comment il a pu accéder à tant de pouvoir, pour en être déboulonné avec une telle rapidité. Mais on comprend très bien le rôle qu'a pu jouer le petit groupe d'artistes de la Phalanx de Munich : lui qui n'avait pas pu entrer dans l'atelier de Franz von Stuck, alors une sommité en Bavière (il faut rappeler ici que Kandinsky a commencé son histoire de peintre relativement tard, à trente ans), en y devenant professeur et en y exposant en 1902. Quelles que soient les petites réserves que je pourrais faire, c'est là un excellent ouvrage qui devra être augmenté à l'avenir. Mais, d'ores et déjà, il fournit assez d'informations bien documentées pour faire connaissance avec l'artiste russe !
Penser le patrimoine, Roland Recht, « Bibliothèque », Hazan, 264 p., 15,30 euro.
Ces pages sont remarquables. Elles constituent une réflexion importante sur la question du musée et de la conservation du patrimoine. Dans son exposition de la problématique au début de son ouvrage, Roland Recht se réfère plusieurs fois à Quatremère de Quincy, qui a joué un rôle si important dans la sauvegarde des monuments français pendant la Révolution. Il montre qu'il était un ennemi juré du musée ; en effet, il a le défaut de sortir complètement une oeuvre de son contexte. Cela mériterait bien des discussions, car que dire des peintures ou des sculptures qui ont été réalisées pour des collections privées ou qui on été achetées à l'artiste pour en faire partie. Quatremère de Quincy écrivait : « C'est tuer l'Art pour en faire l'histoire ; ce n'est point en faire l'histoire, mais l'épigraphe. » Cette disposition d'esprit est curieuse quand on connaît son parcours et ses actions. On dirait qu'il critique une formule de monstration muséographique (qui serait plutôt celle d'André Malraux) plus que l'idée de la conservation. Mais cette question reste ouverte pour Roland Recht. En effet, on voit plusieurs conceptions s'affronter pendant la révolution française : celle d'un musée chronologique, celle d'un musée confrontant des
Jeune fille à l'ouvrage, Yôko Ogawa, traduit du japonais par Rose-Marie Makino-Fayolle, Actes Sud, 224 p., 20 euro.
Je pense que beaucoup de monde sera d'accord avec moi quand je déclare que Yôko Ogawa est le meilleur écrivain japonais vivant traduit dans notre langue. C'est le fruit d'une démarche assez paradoxale, que l'on peut très bien observer dans ces nouvelles : un mélange subtil et raffiné, difficile à démêler, entre la réalité et l'imaginaire. Cette femme experte est à la fois très moderne dans son expression et très classique, car on y retrouve les traces indélébiles de la grande tradition littéraire de son pays. Curieusement, la plus grande récompense qu'elle ait reçue a été le prix Akutagawa, dont elle partage un peu l'esthétique. La nouvelle baptisée est aussi fantastique que métaphorique. Toute l'étrangeté que l'on retrouve dans ces récits n'est là que pour rendre plus tangible une relation au monde actuel qui doit passer d'abord par une connaissance du monde ancien (qui n'est pas, chez elle, un modèle absolu) et par une connaissance des épreuves que le présent impose à tous. Celle qui est baptisée « L'Autopsie de la girafe » met en évidence des dimensions absurdes qui doivent pourtant être intégrées à l'expérience du monde pour ne pas sombrer ni dans le conformisme, ni dans l'aveuglement. Et puis, la manière si simple et si légère d'écrire de l'auteur rend toute cette étrangeté presque normale. Elle ne nous fait un cours de morale, elle ne nous dit pas quelle est la voie à suivre : elle nous montre simplement les difficultés que ce monde ne cesse de multiplier. Elle le raconte avec un art assez peu commun, car la simplicité dont je parlais rejoint une forme de poésie très fine, élaborée avec un soin jaloux pour nous séduire, mais sans jamais nous entrainer dans les dédales de références trop ardues et même parfois plutôt ésotériques. Ce qui est particulièrement agréable.
Le Questionnaire, Ernst Von Salomon, traduit de l'allemand par Joseph Rovan, « L'imaginaire », Gallimard, 928 p., 18,50 euro.
J'avais lu, il y a bien longtemps, quelques livres d'Ernst von Salomon (1902-1972), en particulier les Réprouvés (1933), la Ville (1932) et les Cadets, avec une préférence pour le premier, où il raconte son existence après l'armistice de 1918, son entrée dans les Freikorps et sa participation à l'assassinat du ministre Walter Ratheneau, qui l'avait conduit tout droit en prison. Mais je n'avais jamais lu le Questionnaire, qui a été publié en 1951. Bien mal m'en appris ! C'est un chef-d'oeuvre ! Et je pèse mes mots. Il a saisi l'occasion se présentait par le biais de l'énorme questionnaires contenant 131 demandes que les Américains avaient voulu faire remplir par tous les Allemands se trouvant en zone Ouest. Son but était la dénazification et aussi la recherche de criminels de guerre. Ernst Von Salomon avait renoncé à publier dès qu'Adolf Hitler était devenu chancelier. Il n'a pas fait de politique et n'a pas adhéré au NSPD. Chaque question lui fournit l'occasion de parler d'un épisode de sa vie, de manière discontinue, mais en ayant toute liberté pour se contenter d'une brève allusion ou d'une longue digression. C'est en somme une sorte d'autobiographie dont l'ordre est dicté par le fameux questionnaire En plus de cela, il parle des Allemands, en général et aussi en particulier, faisant des portraits étonnants des personnes qu'il a connues sous le IIIe Reich, des événements qui l'ont marqué pendant cette période et pendant la guerre (lui-même doit reprendre du service, mais dans la propagande), et évoque les moments de l'occupation alliées, où les Américains n'ont été toujours été bénis des dieux pour la reconstruction morale de ce pays vaincu et mortifié. On ne se rend pas compte de la longueur inusuelle du texte tant sa prose est limpide et plaisante, tant est riche son discours, sur les grandes comme sur les petites choses. Ernst Von Salomon est incontestablement, au même titre que Jünger, le plus grand écrivain allemand de l'après-guerre -, cet étrange aventurier et ce soldat de fortune s'est métamorphosé en un penseur hors du commun qui ne se réfère à aucun philosophe ancien ou moderne. Sa littérature le porte avec un bonheur très rare. Et nous le suivons pour découvre l'ancienne Prusse déchue et l'Allemagne en ruines.
Les Evénements, Jean Rolin, Folio, 192 p., 6,50 euro.
L'auteur a imaginé la guerre civile en France. Une guerre de notre temps (c'est vrai que c'est un sujet qui fait jaser pour des raisons un peu incompréhensibles depuis un certain temps). Soit. Les autorités détiennent encore Paris et pourtant le gouvernement s'est replié dans l'île de Noirmoutier. Les insurgés se sont installés en plein coeur de l'Auvergne, à Clermont-Ferrand. Notre héros décide de quitter la capitale pour se rendre dans le Midi. Il est bloqué par les forces commandées par Brennecke qui l'accueille néanmoins avec aménité. On comprend qu'il y a plusieurs factions en lutte, de toutes les tendances politiques et de toutes les religions. L'ONU a envoyé des contingents pour tenter de calmer le jeu. L'épopée du personnage assez peu définissable créé par l'auteur s'achève bien dans le Sud de la France et tout se termine par une mystérieuse rencontre dans un complexe pétrochimique. On peut tout imaginer. Ou rien. Car l'histoire ne tient pas tout à fait debout et manque totalement de nerf. De surcroît on ne comprend pas ce que l'auteur a voulu démontrer avec cette fiction. Je conseillerai au lecteur de laisser tomber ce bouquin et de lire Terminus radieux de Volodine s'il ne l'a pas déjà fait.
Trois fois dès l'aube, Alessandro Baricco, traduit de l'italien par Lise Caillat, Folio, 128 p., 5,90 euro.
Alessandro Baricco a commencé sa carrière avec un livre extraordinaire, Château de la colère, qui a reçu le prix Médicis étranger en 1995. Puis il s'est mis à faire des livres d'une autres nature, ses grandes qualités techniques et narratives lui permettant de faire des livres courts et qui en imposent au public. Soie a marqué ce tournant irréversible. Les trois petits récits essentiellement dialogués de Trois fois dès l'aube sont très habillement agencés. Tout y est hautement improbable, comme cette femme qui rentre très tard à son hôtel et rencontre dans le hall un homme qui prétend vendre des balances et qui réussit bien dans ses affaires. Cette femme dans la chambre de l'homme, qui n'est d'ailleurs pas sa chambre et leur dialogue est comme une sorte de relation imaginaire. Cette rencontre se reproduit encore fois, mais à une époque différente. Rien n'est développé étant donné la forme -, tout est suggéré. Oui, c'est très habile, bigrement bien fichu. Mais c'est là, hélas, une littérature de supermarché faite avec un art supérieur.
Indiens et conquistadores en Amérique du Nord, Jean-Michel Sallmann, Payot, 352 p., 24 euro.
Cette étude a un mérite immense : apporter une vision beaucoup plus large et complète de la conquête des Amériques par les Espagnols. Nombreux sont les historiens qui nous ont relaté les expéditions de Hernando Cortès ou de Francisco Pizarro qui s'est emparé de Cuzco. Mais on ignore presque tout des incursions des Espagnols plus au nord, dans des régions qui aujourd'hui appartiennent aux Etats-Unis.
La plus passionnante de toutes est sans doute celle de l'exploration de la Floride, dans ce qu'ils appelaient alors la Tierra Nueva, c'est-à-dire toutes les parties du continent qui surplombent la Nouvelle-Espagne. Jean-Michel Sallmann rappelle dans quelles conditions cette tentative d'appropriation de ces territoires inconnus a été effectuée par Lucas Vàsquez de Ayllòn en 1526, suivie d'une seconde conduite les deux années suivantes par Pànfilo de Narvàez. Ce fut là encore une course éperdue à la recherche de trésors, à commencer par l'or et l'argent, mais aussi la capture des indigènes pour en faire des esclaves. Cette stratégie n'avait d'autre but que d'amasser des richesses le plus rapidement possible et avec les moyens les plus brutaux. Ce fut une erreur pour plusieurs raisons : les indigènes disparaissaient dès qu'ils voyaient arriver les Espagnols et bientôt le commerce triangulaire, réglementé par Colbert, avec l'arrivée des Noirs plus résistants dans ces régions ingrates, a tari la source de revenus importante de la vente des esclaves indios bravos. Et bientôt Français et Anglais sont parvenus à s'implanter beaucoup mieux que n'ont pu le faire les conquistadores plus au nord. Ces derniers sont arrivés jusqu'au Colorado et ont parcouru les rives du Mississipi. Ces moments moins héroïques et donc moins glorieux de l'annexion de l'Amérique sont moins traités , car seul ce qui est devenu le Mexique est resté longtemps sous domination hispanique (en sachant que cet immense pays englobait alors la Californie, le nouveau Mexique et le Texas, qui seront ensuite annexés aux U.SA. au XIXe siècle). D'une certaine manière tous ces récits marquant tout le XVIe siècle annoncent un déclin, qui sera définitivement scellé par le traité de Paris en 1763, quand l'Espagne devra céder la Floride à la France et à l'Angleterre. On apprend que la plupart des velléités de la part des sujets de Philippe II et de ses successeurs d'élargir encore le champ de leurs possessions n'aboutit pas ou ne dure que peu de temps. C'est un ouvrage précieux où l'on apprend la démesure insensée de ces conquêtes, qui ont donné à l'Espagne une telle puissance qu'elle ne saura pas préserver.
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