Le Moment Caravage, Michael Fried, Hazan, 312 p., 58 euro.
Michael Fried n'a pas eu l'intention de faire une nouvelle biographie du Caravage ni d'examiner son oeuvre dans son intégralité. Son idée est plutôt de comprendre les mécanisme qui le conduise à oser plus de réalisme que ses prédécesseurs. Pour faire comprendre ses intentions, il donne en exemple les deux versions, l'une se trouvant à la Pinacothèque à Milan, l'autre à Londres) du Jeune garçon mordu par un lézard, qu'il considère comme un autoportrait de Michelangelo Merisi. Je dois dire que je trouve bien curieux qu'un chercheur fasse reposer sa thèse centrale sur un tableau qui n'est peut-être pas un autoportrait ! Il montre alors comment l'art de l'autoportrait a évolué depuis Raphaël jusqu'à Lomazzo et même au-delà. L'on peut remarquer avec lui que non seulement les techniques évoluent, mais aussi le rendu, qui a tendance à se rapprocher de la vérité physique de la personne représentée. Mais il a tendance à oublie rune chose essentielle : il y a deux sortes d'autoportrait. Le premier est « officiel », je veux dire destiné à être montré aux visiteurs et souvent à être reproduit par la gravure - c'est la carte de visite de l'artiste. Et puis il y a l'autoportrait caché, qui fait donc partie d'un jeu iconographique, comme par exemple Judith tenant la tête d'Hollopherne de Cristofano Allori (1613), le peintre ayant reproduit ses traits à la place de ceux de la victime de l'audacieuse jeune femme. Cela est d'une importance capitale car aucun peintre, sinon dans ce cas de figure, ne s'est peint à des fins mercantiles, car personne alors n'aurait acheté l'image d'un artiste. Rembrandt a été le seul à produire une quantité importante d'autoportraits qui peuvent être considérés comme autant de pages de ses mémoires en même temps qu'un traité personnel de peinture. Dans un second temps, pour expliquer la première « immersion » du Caravage dans la peinture, il va comparer son Jeune garçon à une toile d'Annibal Carrache à peu près de la même époque, Renaud et Armide, inspirée par la Jérusalem libérée du Tasse. Je dois avouer que je ne comprends pas la méthode adoptée par l'auteur. Surtout, qu'ensuite, il remonte au XIXe siècle pour nous faire voir des analogies ou des différences marquantes.
Je pense qu'il aurait été plus pertinent de montrer en quoi le Caravage se fait un bon élève (et tient à le montrer) de la fin de la Renaissance et en quoi, simultanément, il peut en transgresser les codes. Dans le tableau choisi par Michael Fried, la vase est peint à merveille, avec un art consommé et aussi un style déjà affirmé, mais qui reste dans les normes acceptées de l'époque : en revanche, l'expression du visage du modèle est une horrible grimace dont le caractère disgracieux n'est pas franchement de mise. Pendant un certain temps, même au cours de sa phase de maturité, il va poursuivre ce contraste très violent entre un art désormais « classique » et des parties de la toile traitées de manière plus violemment (ou plutôt : ostensiblement) réaliste. Ce mélange d'idéalisme et de réalisme est l'essence même de son art et non ce réalisme exacerbé qu'on lui a prêté en dépit de l'évidence la plus criante. Le livre de Fried n'a peut-être pas l'intérêt qu'on aurait pu lui attribuer, mais il n'en est pas moins intéressant car il oblige le lecteur à regarder les oeuvres de près pour y voir ce qui peut être novateur pour le temps où elles ont été conçues et aussi de voir comment elles trouvent une résonances dans les compositions futures. Si l'on ne prend pas cet ouvrage au pied de la lettre, il peut se relever très instructif. Comme quoi, une théorie pas très solide peut néanmoins servir de béquille pour une investigation des plus intéressantes.
Le Douanier Rousseau, l'innocence archaïque, sous la direction de Gabriella Belli & Guy Cogeval, Hazan / musée d'Orsay, 268 p., 42 euro.
Il me faut l'avouer sans détours : cette exposition m'a déconcerté et le catalogue encore plus. J'aurais aimé qu'on me présente Henri Rousseau dans son contexte et aussi sous tous ses aspects, en particulier celui d'écrivain, car il a écrit plusieurs pièces de théâtre qui sont loin d'être dépourvues d'intérêt. Cette pléthore de comparaisons avec des peintures du passé, de sa propre époque et même au-delà me semble être forcée (cela étant posé, on peut voir de petites merveilles !). La présentation des commissaires est un peu embarrassante car elle prend appui sur des rencontres - le fait que Kandinsky ait pu voir certaines de ses oeuvres lors d'un séjour à Paris et l'intérêt qu'a pu lui porter le peintre toscan Ardengo Soffici (il est même allé lui rendre visite dans son atelier en 1910) - et aussi sur le fameux banquet organisé en son honneur en 1907 avec Picasso et tant d'autres artistes qui voulaient transformer l'art de fond en comble, pour prouver l'influence que le brave douanier aurait pu avoir sur la peinture européenne (surtout en Allemagne avec l'expressionnisme) et même, plus loin, au Mexique avec Frida Kahlo et Diego Rivera. Cette démonstration me paraît vraiment tirée par les cheveux ! Il est clair que la peinture de Rousseau et ce qui s'est joué pendant cette période tumultueuse présenterait des affinités lointaines. Mais de là à parler d'influence ! Parler de « beauté archaïque » est déplacé. Tout cela me fait penser qu'on procède de plus en plus en faisant des comparaisons, plus ou moins justifiées. En 1908, Guillaume Apollinaire, qui l'avait déjà remarqué un an plus tôt, le voit accroché au Salon des Indépendants et nota dans sa chronique que « cet autodidacte naturelles indéniables et il ajouta que Gauguin aurait admiré ses noirs. Il écrivit à plusieurs reprises et s'est attardé sur la rétrospective organisée par ses amis en 1911, un an après sa mort. Il l'a reconnu comme un peintre à part entière, mais demeura sur la réserve : il ne cria pas au génie, comme le remarque à juste titre Laurence des Cars, il avait déjà été remarqué par Alfred Jarry, qui lui a consacré deux articles, et par Félix Vallotton, qui considère La Guerre comme une oeuvre de premier plan. En somme, l'époque des Incohérents et du club des hydropathes lui a été favorable ! Mais des artistes comme André Derain et Robert Delaunay l'ont beaucoup apprécié, ce dernier étant le principal maître d'oeuvre de sa rétrospective. Mais l'homme qui a le plus aimé la peinture de Rousseau est sans conteste possible le critique et collectionneur allemand Wilhelm Udhe qui a préparé sa première exposition personnelle en 1909 écrit sa première monographie dès 1911 aux Editions du Linteau. Il y déclare : « Rousseau voit les hommes et les choses autrement que nous. Un paysage éveille en nous une foule de réminiscences philosophiques, picturales, littéraires, scientifiques ; il nous apparaît sous différents points de vue ; nous pouvons l'expliquer historiquement et l'interpréter musicalement sur le piano. Nous le saisissons de suite dans toute sa clarté, il est pour nous sans mystère. Rousseau est en face de la nature comme un enfant. Pour lui, elle est chaque jour un événement nouveau dont il ignore les lois. Il y a à ses yeux derrière les phénomènes quelque chose d'invisible qui est pour ainsi dire l'essentiel. » Mais s'il fallait rapprocher Rousseau d'un art quelconque, c'est bien d'un art populaire, comme celui de cet artiste inconnu qui a peintre dans les années 1860 Le Monument de la bataille de Lexington : ce qui est maladroit et ignorant des règles les plus essentielles de l'art pictural est compensé par une poésie presque spontanée qui est l'essence de la sensibilité de cet artiste improvisé. Rousseau est allé au-delà et a su, à la place de la connaissance académique, a imaginé un univers régi par des règles arbitraires n'appartenant qu'à lui. D'où l'émerveillement que peut susciter Un coin du plateau de Bellevue, automne soleil couchant (1902). De là à rapprocher ses paysages de ceux de Paul Signac, il y a un océan !
L'Ange rouge, Nedim Gürsel, traduit du turc par Jean Descat, Points, 360 p., 7,50 euro.
Si l'on veut considérer l'Ange rouge comme un roman, alors il faut le regarder comme une fiction en forme de poupée russe. La première partie se déroule à Berlin après la réunification. Il n'y a plus de mur, mais il en reste le souvenir, la marque profonde. Et c'est de l'autre côté, du « mauvais côté », que se situe notre héros. En fait il écrit une biographie du grand poète Nâzim Hikmet, qui a vécu les dernières années de sa vie en RFA. Mais il y a des zones d'ombre, en particulier sur sa mort. D'aucuns pensent qu'il a été éliminé. Il faut donc que notre biographe trouve la vérité sur cette fin de l'écrivain. Il ne semble pas arriver à une quelconque solution jusqu'au jour où un inconnu lui donne rendez-vous pour lui donner des documents. Cet individu a sans aucun doute été un agent de la Stasi et connaît une partie de la vérité. La seconde partie du livre nous ramène bien des années en arrière, en 1951, à la fin de l'ère stalinienne. Celui qu'il surnomme l'Ange a milité en Turquie et il a connu la prison et la torture. Il était devenu communiste enlisant les poèmes d'Hikmet. Et dès qu'il a pu, il est allé à Berlin Est rejoindre celui qu'il admirait tant. Que cet individu fût homosexuel et que le grand auteur turc fût amoureux d'une chanteuse n'apporte que peu de choses à cette histoire qui se croisent. Car c'est l'Ange qui est chargé de surveiller le poète et qui expédie des rapports signe « le Diable ». En réalité, ce livre vaut pour deux choses : la reconstruction partielle du parcours d'Hikmet et l'évocation des villes, en particulier celle de Berlin, qui est tout à fait étonnante car le passé et le présent finissent par se superposer et se confondre dans l'esprit du biographe. Aussi curieux que cela puisse sembler, celle d'Istanbul n'a pas le même poids. Et puis il y a ce titre avec cette référence un peu trop appuyée à L'Ange bleu qu'a incarné Marlene Dietrich...
Les Trophées & poésies complètes, José-Maria de Heredia, Points, 288 p., 7,90 euro.
José-Maria de Heredia (1842-1905), originaire de Cuba et naturalisé français en 1893, est, pour la plupart de ceux de ma génération, un souvenir scolaire. Donc abandonné par la suite ! On a fini par oublier qu'il a été l'un des plus grands poètes du Parnasse en France, ami de pierre Louÿs et d'Anatole. Certes, on ne peut mettre de côté qu'il fait partie, avec Edgar Degas et Auguste Renoir, hélas, de la Ligue de la patrie française, mouvement antidreyfusard. Cela ne l'a pas empêché d'être un grand poète et d'entreprendre cette curieuse histoire condensée de l'humanité que ce sont les Trophées, qui vont de la Grèce ancienne jusqu'à Charles Quint. Parmi les grands conquérants, il met en bonne place les conquistadores ! Mais quelques soient ses bizarreries et ses opinions pour le moins réactionnaires, Heredia mérite d'être lu ou relu, pour la limpidité de son style, la finesse et le justesse de son expression, même s'il s'est fourvoyé à l'Académie française (il n'est pas le seul à croire qu'un fauteuil sous l'hémicycle lui apporterait la gloire éternelle !) et s'il a écrit un hymne à Alexandre III tsar de toutes les Russies en voyage officiel à Paris ( « Très illustre Empereur, fils d'Alexandre Trois ! : La France, pour fêter ta grande bienvenue, / Dans la langue des / Dieux par ma voix te salue, / Car le poète seul peut tutoyer les rois. / Et Vous, qui près de Lui, Madame, à cette fête / Pouviez seule donner la suprême beauté, / Souffrez que je salue en Votre Majesté / La divine douceur dont votre grâce est faite. »). ! Personne n'est parfait !
De l'homme, La Bruyère, édition d'Antoine Adam, Folio Sagesse, 96 p., 3,50 euro.
Jean de La Bruyère (1645-1696) s'est fait connaître par la traduction des Caractères de Théophraste (vers 371-288) avant notre ère), un élève d'Aristote (d'aucuns affirment qu'il a été l'élève de Platon) - celui a été un philosophe qui a apporté une contribution essentielle à la rhétorique, à la poésie, mais aussi au droit et aux sciences. Son Caractère est considéré en grande partie apocryphe et se caractérise par l'étude des défauts des êtres humains. Ce qui fait l'originalité de l'édition de La Bruyère parue en 1688 est que sa traduction est suivie d'une partie plus importante qui concerne ses contemporains. Comment définir cet ouvrage qui a fait la gloire de son auteur bien qu'il ne l'ait jamais signé ? Ce n'est pas un traité de morale, ni une collection d'aphorismes, mais plutôt un florilège d'observations sur la société où il vit, les unes sérieuses, les autres divertissantes. Je serais porté à croire que cette absence de forme ou de définition ont aidé son modèle, Théophraste, et lui-même à dire des choses de natures différentes. C'est une façon d'examiner une question sous plusieurs facettes et donc en utilisant des moyens qui ne sont pas toujours semblables, de la dissertation brève à la maxime, de l'historiette à la fable, en passant par la phrase lapidaire. Les méditations sur la mort sont remarquables et ses propos n'ont pas pris une ride. C'est encore et toujours un plaisir immense de le lire et de réfléchir en sa compagnie. Dommage au fond que l'éditeur a choisi que cette partie car le livre (je parle des moeurs modernes) est bien mince car il a souhaité la concision et la clarté avant toute chose.
Le Baphomet, Pierre Klossowski, « L'Imaginaire », Gallimard, 238 p., 8,50 euro.
Ce roman a paru en 1965 au Mercure de France et a reçu le prix de la Critique. Il s'inscrit dans la perspective que l'auteur a ouverte avec la Vocation suspendue, sa première oeuvre de fiction à caractère autobiographique : une plongée dans les labyrinthes tortueux de la théologie. L'auteur nous ramène au Moyen Age, à l'époque où Madame de Palençay voisinait avec une commanderie de l'ordre des Templiers. C'était aussi l'époque où sire Jacques de Molay était le Grand Maître de cet ordre à la fois militaire et mystique. D'étranges cérémonies s'y déroulaient et le bruit courait que l'ordre cultivait des rites abominables. Dans la Logique du sens, Gilles Deleuze a cerné la question soulevée par Pierre Klossowski en ces termes : « L'oeuvre de Klossowski est construite sur un étonnant parallélisme du corps et du langage, ou plutôt sur une réflexion de l'un dans l'autre. Le raisonnement est l'opération du langage, mais la pantomime est l'opération du corps. Sous des motifs à déterminer, Klossowski conçoit le raisonnement comme étant d'essence théologique, et ayant la forme du syllogisme disjonctif. A l'autre pôle, la pantomime du corps est essentiellement perverse, et a la forme d'une articulation disjonctive. Nous disposons d'un fil conducteur pour mieux comprendre ce point de départ. Par exemple les biologistes nous apprennent que le développement du corps procède en cascade : un bourgeon de membre est déterminé comme patte avant de l'être comme patte droite, etc. On dirait que le corps animal hésite, ou procède par dilemmes. De même le raisonnement va par cascades, hésite et bifurque à chaque niveau. Le corps est un syllogisme disjonctif ; le langage est un oeuf en voir de différenciation. Le corps cèle, recèle un langage caché ; le langage forme un corps glorieux. L'argumentation la plus abstraite est une mimique ; mais la pantomime des corps est un enchaînement de syllogismes. On ne sait plus si c'est le pantomime qui raisonne, ou le raisonnement qui mime. [...] D'où ce qui fait le caractère étonnant de l'oeuvre de Klossowski : l'unité de la théologie et de la pornographie [...], ce qu'il faut appeler pornologie supérieure. C'est sa manière à lui de dépasser la métaphysique. » Le livre est en réalité une transposition fantasmée de ce dont on a accusé l'ordre. Mais c'est aussi une transposition de toutes les formes hérétiques qui ont été divulguées pendant cette longue période l'histoire occidentale. C'est un ligne magnifique où l'histoire et ses mystifications ne font plus qu'un dans ce qui est la face cachée de la théologie.
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