Dans les décombres calcinés, fumants, une herbe tendre, vivace, et même une fleur rouge... Certains le remarquent, admiratifs, intrigués. Sur le désastre elle continue, la vie.
Voici dans le fleuve des enfants qui apprennent à nager... sur des douilles vides d'obus. Voici encore cette radieuse mariée qui pose, immaculée, un drapeau libanais battant à se côtés : oui, mais au second plan, un immeuble en ruine jouxte un monticule de gravats (Beyrouth Ouest - 1996). Et puis là, ce charmant visage d'un homme qui sourit dans une fenêtre minuscule perçant une sorte de dôme très décoré, avec un soleil, plein de fleurs et des animaux imaginaires : sauf qu'il s'agit là d'un gourbi misérable, fait pour survivre dans le froid et sous la pluie (Un dimanche dans la jungle de Calais, avril 2016).
Non, ces scènes-là et d'autres du même genre, Christine Spengler ne pouvait pas les rater. Vite, une photo !... Qui nous dit quoi ? Que l'Éros revient, se manifeste toujours au milieu des pires désastres ? Ou bien que la pulsion de vie sera toujours flanquée de sa lugubre compagne, la pulsion de mort ? À lire, entendre Christine Spengler, à voir la rétrospective inédite de son oeuvre ambivalente (quelques 60 clichés argentiques des années 70 à nos jours, à la Maison Européenne de la Photographie, jusqu'au 5 juin : L'opéra du monde), on incline à penser que la première réponse reste sans doute la bonne. Le principe vital persévère. Mais, au milieu des ruines, de la dévastation, son émergence impromptue prend des airs étranges, quelque peu surréalistes. Or Huguette Spengler, la mère de Christine Spengler, était une peintre surréaliste, une amie d'André Breton.
Correspondante de guerre depuis une quarantaine d'années, sans doute l'une des rares et premières femmes dans ce type périlleux de photographie, Christine Spengler, née en 1945, a réalisé sa première photo de reportage au Tchad. Elle confie : « Je suis née le jour de ma première photo ». Déjà l'ambivalence est là : c'est la guerre, la haine, oui mais voilà deux combattants, pris de dos, qui vont au front en se prenant la main, comme des amoureux ! L'Iran, le Cambodge, le Vietnam, Beyrouth, la Bolivie, l'Afghanistan, Belfast... Tous ces théâtres de conflit deviennent peu à peu dans son imaginaire, sa représentation globale, un immense opéra, l'Opéra du monde (cf. son album éponyme aux Éditions du Cherche-Midi) où se jouent éternellement les Forces de l'Amour et de la Haine. Tout comme chez le philosophe de l'Antiquité, Empédocle.
Les exemples abondent : en Iran, trois femmes voilées traversent comme de sinistres corbeaux un « cimetière des martyrs » (sur chaque stèle une tige au bout de laquelle la photo du défunt est décorée), oui mais ces veuves se sentent libres, papotent, car en Iran, rappelle Christine Spengler, la visite au cimetière est l'une des rares occasions pour les femmes de se retrouver enfin, sans être accompagnées de leur mari/tuteur envahissant... Puis cette photo encore, si connue : à Belfast, une bande de mômes rieurs, gouailleurs s'attroupe devant la photographe comme pour l'empêcher d'avancer, l'un d'entre eux lui tire même la langue. Mais cette scène réjouissante comporte un deuxième plan qui l'est nettement moins : barricade en flammes, fumées d'incendie, enfilade sinistre de maisons... Sans doute, la connaissance du contexte aide-t-elle parfois à mieux comprendre la portée ambivalente de toutes ces photographies en noir et blanc... Cette femme vietnamienne accroupie, souriante, heureuse, cire les grosses bottes sombres des GI's qu'en principe elle déteste : qu'y a-t-il là de si drôle ? La femme a simplement appris que les Américains ont perdu la guerre, qu'ils vont décamper du Vietnam. Et c'est la dernière fois qu'elle cire les bottes des occupants.
L'autobiographie de Christine Spengler, aux Éditions des Femmes, Une femme dans la guerre 1970-2005, donnerait les moyens d'inscrire psychanalytiquement son oeuvre dans le thème de la réparation. La cruelle mort d'Éric, son frère adoré, l'a peut-être désespérée jusqu'à des tendances suicidaires, maîtrisées, sublimées dans la photographie de guerre, cette mission téméraire où, côtoyant sans cesse la mort, elle « retrouve » perpétuellement la vie.
Et d'ailleurs cette réparation s'exprime clairement dans une autre partie de son oeuvre (seconde moitié de l'exposition), en couleurs rutilantes cette fois : des photomontages fleuris, bijoutés, surdécorées : « Avec ces photomontages colorés, je pense avoir trouvé la façon d'abolir la barrière entre la vie et la mort. À partir de ce jour-là, à chaque retour de reportage, je vais créer, partout dans le monde, des natures mortes pleines de couleurs, qui peu à peu, se réconcilieront avec la vie et m'aideront à supporter les années en noir et blanc de la guerre », avoue Christine Spengler. Mais pourquoi tout ce rouge dans ces photos-là ?
Est-ce parce qu'ayant vécu son enfance à Madrid, nourrie de culture espagnole, elle fut passionnée de corridas ? L'un de ses photomontages s'appelle d'ailleurs Vierges et Toreros. Ou alors la rémanence tragique de ce qui est réparé, dans l'acte même de réparation ? En 1988, le couturier Christian Lacroix s'entichait, dans ces photomontages, des tons de rouge omniprésents. Christine Spengler lui aurait alors répondu que ce rouge, qu'il apprécie tant, n'est autre que tout ce sang qu'elle a vu dans sa vie de photographes de guerre, et qu'elle cherche à exorciser. Oui, « ...abolir la barrière entre la vie et la mort ».
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