Neuf ans après l'on se souvient de la grande exposition, à la Fondation Cartier, sur le sculpteur hyperréaliste australien Ron Mueck (cf. Verso Hebdo « L'effet du réel » du 18-7- 2013), car quelque chose d'hallucinant ou d'ineffable était passé entre l'oeuvre en trois dimensions et les spectateurs... En sera-t-il de même pour l'exposition Hyperréalisme - Ceci n'est pas un corps au musée Maillol jusqu'au 5 mars 2023 ? Rien n'est moins certain. D'une part la sculpture hyperréaliste s'est peu à peu banalisée par le biais des grandes foires d'art où, produisant chaque année son petit effet saisissant, elle trouve sa place dans la panoplie du sensationnel de l'art/marché ; et, d'autre part, la modalité même de cette exposition éclectique (conçue et co-réalisée par l'agence Tempora), en rendant les frontières mouvantes (titre de la sixième et dernière section) avec d'autres démarches, dilue l'impact perceptif originel de la sculpture hyperréaliste, et même du réalisme. En risquant cet allographe, on pourrait alors écrire « le réalisme y perd ses frontières », à la place de « le réalisme hyper, ses frontières ».
Sans doute la grande variété des artistes sélectionnés et leur dimension internationale (États-Unis, Espagne, France, Australie, Grande-Bretagne, Italie, etc.) peuvent-elles réjouir. Mais sans ligne rigoureuse, on court le risque d'accroître une confusion, voire une incohérence que ni les citations placées en exergue, bien trop générales, ni les vidéos sur les artistes, confirmant cet éclectisme de base, ne peuvent dissiper. L'art fantastique de métamorphoses d'un Fabien Merelle (Tronçonné), la démarche provocatrice, blasphématoire d'un Mauricio Cattelan (Ave Maria), la quête de monstruosité de Patricia Piccinini (The Comforter), les performances et déconstructions humoristiques d'Erwin Wurm (Idiot II), pour ne citer que ces quatre exemples, ont-elles leur place ici ? Pourtant les premières lignes du texte de plaquette présentant la sculpture hyperréaliste restent centrées sur une démarche esthétique assez forte et riche en elle-même pour ne point nécessiter de greffons.
Sans doute faut-il revenir au réalisme pour comprendre l'hyperréalisme. L'esthétique réaliste peut être définie comme une observation « objective » de la réalité, par opposition à des représentations conventionnelles ou un imaginaire idéalisé. Et, dans cette réalité, elle accorde une importance particulière à ce que l'art semble mépriser : du trivial à la misère en passant par l'organique. La caractéristique principale de l'hyperréalisme sera justement l'utilisation basique de la photographie comme représentation objective de la réalité. Dès les années 20, les « précisionnistes » américains l'avaient déjà utilisée pour montrer l'écrasante réalité industrielle, tandis que la crise de 29 favorisait l'image réaliste sociale. Prolongeant ce réalisme social, reprenant à leur compte certaines leçons du Pop Art, l'hyperréalisme (américain à ses origines) fera sa gloire d'appréhender le banal quotidien, dans sa trivialité urbanistique, commerciale, sociologique ou charnelle. On trouve déjà là un large champ inconographique... La sculpture hyperréaliste se focalise, elle, sur le corps humain, nu ou habillé, qu'elle va reproduire en utilisant les techniques du moulage, du modelage, et des matières synthétiques comme la résine polyester, le silicone ou la fibre de verre, de la peinture acrylique, des perruques et parfois de vrais cheveux. L'indéniable virtuosité dans cette minutieuse reproduction du corps est déjà admirable, mais il s'y ajoute diverses intentions qui distinguent radicalement ces oeuvres de tout ce que l'on peut voir au musée Grévin ou Tussaud, etc. Car il ne s'agit absolument pas de célébrer les célébrités ou d'embellir la beauté (des stars par exemple), mais au contraire de donner à voir celles et ceux qu'aussi bien la statuaire académique, hier, que les médias, aujourd'hui, ignorent, « invisibilisent ». Par exemple des ouvriers (Two Workers, 1993, de Duane Hanson), une femme de ménage (Ethyl, 2001, de Tom Kuebler), un SDF ayant le visage de l'artiste (Back to Square One, 2015, de Peter Land), la vieillesse et la pauvreté (Cornered, 2011 de Marc Sijan), la déréliction (Man in a Sheet, 1997 de Ron Mueck), toutes oeuvres présentes dans l'exposition, et plaidant pour une dimension critique de la sculpture hyperréaliste. Mais cette dimension critique s'entend aussi comme une relecture impertinente des traditions propres à la sculpture figurative. Ce à quoi se consacre l'américain John DeAndrea notamment. Il scrute les détails corporels et les attitudes que ces traditions excluent d'emblée. De cet artiste (né en 1941), l'exposition propose deux oeuvres parlantes : American Icon (2015) et Dying Gaul (2010). Par le vérisme, elles dépouillent la tragédie de sa grandiloquence... En confrontant, à partir du même thème (le nu féminin), des sculptures hyperréalistes et celles d'Aristide Maillol, l'exposition éclaire crûment leur différence d'intentions, de techniques et de rendu. Par exemple, comparée aux vénus classiques, puissantes et stylisées de Maillol, Ariel II (2011) de John DeAndrea opère une bouleversante désublimation d'un corps féminin, livré dans toutes ses imperfections et sa fragilité à nos regards. Enfin, l'admirable Woman and Child (2010) de l'australien Sam Jinks nous montre, aux confins de l'hyperréalisme, sa poignante expressivité... Cette oeuvre - une vieille femme tenant un nouveau-né dans ses bras - raconte, par les flétrissures de l'une et les ridules de l'autre, une histoire bouleversante de la chair, de la naissance à la mort.
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