La guerre, les luttes intestines peuvent être rendues au cinéma par le documentaire, ou simplement le reportage scénarisé. Mais un certain nombre de dimensions font alors défaut. Par exemple la subjectivation, la résonance psychologique ; ou bien tout l'imaginaire archaïque, mythologique qui enveloppe ces affrontements - en fait logiques, rationnels - de nuées insaisissables et funestes. Le cinéma doit alors recourir aux éléments du symbole et à la structure de la parabole pour nous confronter à ces nimbus psychiques, lourds d'orages.
Ainsi, sauf à s'inscrire dans le genre du « film de guerre », avec sa vision panoptique, ses figures emphatiques obligées et ses mystifications élusives, le cinéma qui veut rendre compte des maux de la guerre - sans pour autant tomber dans le reportage ou le documentaire - peut se focaliser sur ses redoutables effets psychologiques individuels. L'identification du spectateur au personnage, sa sympathie également, s'en trouvent immédiatement sollicitées. Le titre du film Butterfly Vision du jeune réalisateur ukrainien Maksym Nakonechnyi doit aussi s'entendre par antiphrase, car ici la guerre n'est pas vue d'en haut, comme la verrait un papillon, mais d'en bas, et même jusque dans la profondeur d'un corps féminin et d'un inconscient traumatisés... Depuis 8 ans, la guerre russo-ukrainienne a fait des ravages dans le Donbass, pour atteindre les dimensions potentiellement apocalyptiques que nous connaissons aujourd'hui. Prisonnière des Russes pendant des mois, puis échangée et retrouvant les siens, Lilia, soldate affectée à la reconnaissance aérienne par drone (d'où le titre du film), porte des marques de torture sur son corps, les effets d'un viol dans son corps (elle est enceinte) et de traumas multiples dans son inconscient. Elle n'a pas voulu de l'aide psychologique ni des psychotropes. Son air buté, morne, absent (magistrale interprétation de Rita Burkovska) témoigne de la glaciation de ses affects, et d'un refuge de survie au plus profond d'elle-même. Elle ne supporte même plus le contact physique de son mari, et ne répond que par ellipses polies aux questions qui lui sont posées. Solitude immense. Elle aimerait tant survoler comme un papillon la guerre, l'Ukraine et sa propre condition misérable ! Mais c'est impossible... Alterner continuellement (trop parfois) un filmage en plongée depuis un drone et les gros plans sur le visage de Lilia est une originalité du film. Une autre consiste à traduire les violences subies par l'héroïne en brèves et horribles images dégradées, comme on en voit lorsqu'une transmission numérique s'opère mal. Mais l'intérêt du film ne se limite pas à ces trouvailles techniques. Autour de Lilia, c'est toute la société ukrainienne qui sous nos yeux défile : solidarité, rôle protecteur des femmes, rudesse des hommes, rituels familiaux et sociaux. Quant aux effroyables décombres après les bombardements russes, un simple panoramique horizontal nous les montre... Les stigmates et cicatrices de la guerre, thème de Butterfly Vision, sont aussi ce qui laissera en nous l'empreinte la plus sombre et profonde.
Il faut lire R.M.N., titre du dernier film du cinéaste roumain Cristian Mungiu, comme I.R.M. (imagerie par résonance magnétique). Ce film ne nous parle pas de radiologie ni de médecine, mais il nous propose des images intrusives et contrastées de l'intérieur du corps social quand par des luttes intestines il est affecté. Certains se souviennent encore de son film, Palme d'or à Cannes en 2007, 4 mois, 3 semaines, 2 jours, le récit parfaitement maîtrisé et au réalisme implacable d'un avortement clandestin dans la Roumanie de Ceaucescu. Toujours aux confins du documentaire, partant des faits divers révélateurs de dysfonctions sociales, les films de Cristian Mungiu, souvent très noirs, dérangent. Il est question ici d'affrontements communautaires dans un village de Transylvanie, une région roumaine particulièrement multiethnique puisque des Allemands, des Hongrois, des Roms et des Roumains s'y insupportent dans un dénuement relatif, et ne semblent pouvoir se réconcilier que par la commune détestation de quelques ouvriers sri lankais... La dimension documentaire du film est perceptible dans un cumul de détails concrets, et surtout dans un très long plan-séquence montrant un conseil municipal du village, houleux et haineux, consacré aux multiples « problèmes » que poseraient ces quelques malheureux travailleurs immigrés. Le réalisateur est parti d'un fait divers authentique récent, et il fournit maintes amorces d'explications socio- économiques à cette xénophobie. Mais, et c'est sans doute l'indiscutable originalité du film, quand il charge l'épaisse et sinistre forêt environnant le village de symboliser nos pulsions agressives, nos peurs archaïques et la mort qui rôde, il bifurque vers l'évocation métaphorique, voire onirique. Il s'adresse à notre imaginaire plus qu'à notre raison. D'autant que nous voyons aussi cette forêt maléfique avec les yeux terrorisés d'un enfant, Radu, qui a sombré dans le mutisme. Affrontements des personnages (Matthias, son épouse, son ancienne amante, etc.), des groupes du village. Sans cesse le démon vicieux de la Discorde pique de sa fourche tout ce monde chaotique et obscur, que les lumières ne semblent jamais pouvoir atteindre. Ces groupes ne s'unissent qu'en trouvant un bouc émissaire, mais savent-ils qu'ils peuvent aussi produire leur futur dictateur ? C'est, en creux, la question d'un film parabole.
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