Même si Pacifiction du réalisateur catalan Albert Serra trahit un peu à la fin son propos qui est surtout de ne pas en avoir, ce long film (2h45) crée, maintient, épaissit le mystère. Naguère Serra magnifiait le silence dans son chef-d'oeuvre La mort de Louis XIV (cf. Verso Hebdo du 17-11-2016) ou encore les ténèbres dans Liberté (cf. Verso Hebdo du 19-9-2019). « Toutes les choses ont leur mystère, et la poésie, c'est le mystère de toutes les choses », disait Federico Garcia Lorca. Artiste baroque, Albert Serra bannit la claire raison de toute son oeuvre, touffue et d'une poésie sombre. L'intrigue elle-même participe à ce mystère qui, tel un brouillard nocturne, voile, embrume sans cesse le film... Le haut-commissaire de la République De Roller (Benoît Magimel, très inspiré par son rôle) vient faire une tournée d'inspection en Polynésie française. Et là il apprend, notamment de milieux indépendantistes très mécontents, qu'il serait question d'une reprise imminente, mais tenue secrète, des essais nucléaires dans les îles. Or il n'est pas au courant et se sent mis à l'écart, on lui cache quelque chose. Alors, entre visites et prises de contact il enquête. Et les indices qu'il recueille ne font qu'aggraver le mystère : un sous-marin au large... Un espion américain... Un nombre et un va-et-vient inhabituels de marins sur l'île... Paranoïa, perte de saisie sur le réel. C'est l'occasion pour De Roller, personnage lui-même ambigu et aux lunettes fumées bleues, de s'épancher, dans une ambiance digne d'Au coeur des ténèbres de Joseph Conrad, sur l'opacité du politique : « On pense être les maîtres mais on ne contrôle rien ». Et qui a-t-il choisi comme sa complice, son habituelle confidente ? Une vahiné transsexuelle au charme totémique (Pahoa Mahagafanau). Pour compliquer l'énigme les autres personnages ne sont pas en reste : le patron mutique d'une boîte de nuit (Sergi Lopez), un amiral au comportement trouble (Marc Susini), une romancière en quête d'inspiration (Cécile Guilbert), qui infusent tous dans cette atmosphère trouble, lascive, tropicale, entre une végétation luxuriante, impénétrable (comme l'était la forêt ténébreuse du film Liberté) et un océan d'une formidable puissance... Rougeoiements crépusculaires du ciel, nuits denses, lourdes et menaçantes, lumières irréelles, voilées de fin du monde : de cette ode au mystère pareilles images composent la partie sensible. Le réalisateur a tourné avec trois caméras pour empêcher l'acteur de garder la maîtrise de son image, et il a subtilement travaillé avec les possibilités du numérique pour artificialiser ce paradis terrestre supposé. Les spectateurs qui s'accrocheront seulement à l'enquête menée par le haut- commissaire et à la prosaïque réponse qu'inutilement Pacifiction donne à la fin risquent fort de s'ennuyer et sortir déçus. Ils seront passés à côté de cette cérémonie secrète, initiatique n'affirmant ni ne critiquant rien, mais offrant au bout de sa complexe liturgie une révélation : le réel, impénétrable, ne peut au final qu'être contemplé.
Autant le film précédent était long et mystérieux, autant le documentaire franco-chilien de Patricio Guzman, Mon pays imaginaire, reste court (1h22) et d'un propos évident : montrer, exalter le soulèvement d'un peuple... Il nous fut donné l'occasion ici (cf Verso Hebdo du 12-11-2015) d'apprécier la rigueur et la précision du cinéaste chilien exilé, vivant en France depuis une cinquantaine d'années et aujourd'hui octogénaire. Nous y disions que sa trilogie La Bataille du Chili (six grands prix en Amérique latine et en Europe), réalisée entre 1974 et 1979 avec Chris Marker, Chili, la mémoire obstinée (1997), Le cas Pinochet (2001), Salvador Allende (2004) témoignaient de tentatives récurrentes pour maîtriser mentalement - grâce à une abondante documentation et une analyse pointue - cette horreur politique endurée par son pays. L'éblouissant La nostalgie de la lumière (2010), la somptueuse gravité du film Le bouton de nacre (2015) confirmaient ensuite un talent de documentariste s'entendant à inscrire le sens historique et politique dans une perspective plus large, voire cosmique... Dans ce film-ci, Patricio Guzman nous montre une vérité simple, éclatante, à savoir qu'irrésistible est le soulèvement d'un peuple uni et révolté. En l'occurrence au Chili et contre le régime inique du président Sebastian Piñera. C'était en octobre 2019. Et, en dépit d'une brutale répression par la police puis l'armée, ce mouvement de masse a abouti, le 19 décembre 2021, à l'élection du jeune Gabriel Boric qui représentait une gauche écologiste et féministe, tandis que pour la première fois une femme mapuche était nommée à la tête de l'Assemblée constituante. Bref une victoire complète... Dans Mon pays imaginaire, le filmage panoramique de ces foules impressionnantes que plus rien ne peut arrêter alterne avec les gros plans sur ces visages féminins décidés, limpides et sur l'évidence de leur témoignage. Ce montage, du loin au près, du collectif à l'individuel, trace dans l'esprit du spectateur des lignes nettes, comme au burin. Elles dessinent le nouveau visage créatif d'une nation dont l'allégorie est féminine... Patricio Guzman a vu l'espérance démocratique d'Allende écrabouillée dans le sang. Il fait aujourd'hui chanter avec sa caméra les couleurs pimpantes et les lignes claires d'un mouvement social qui a dissipé les fantômes lugubres du passé.
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