Les Femmes artistes sont dangereuses de plus en plus, Laure Adler & Camille Viéville, Flammarion, 120p., 29 euro.
J'ai déjà eu l'occasion à plusieurs reprises de dire ce que je pensais de cette guerre des sexes importée dans le monde l'art contemporain. Je ne vais pas me mettre en devoir de relever pas les erreurs présentes dans le texte de présentation comme, par exemple, l'éviction des femmes des académies artistiques. Il a existé depuis le XVIIIe siècle des cours réservés à la gent féminine. Des femmes artistes ont connu des carrières couronnées de succès, comme celle d'Elisabeth Vigée-Lebrun ou celle de Rosa Bonheur. Madeleine Lemaire, l'amie de Marcel Proust, ont été appréciée de leur temps et son salon était l'un des plus courus du début du XXe siècle. Bien sûr, les femmes ont joué un rôle mineur par rapport aux hommes. Mais on peut compter bien des créatrices qui n'ont en rien démérité lors de la naissance de l'art moderne.
Ce qui m'a le plus gêné dans cet ouvrage, c'est le fait de trouver la présence de Vanessa Bell (la soeur de Virginia Woolf et le pivot du groupe du Bloomsbury en Angleterre), de Benedetta (l'épouse de F. T. Marinetti) ou encore de Ljoubov Popova, de Germaine Richier ou de Barbara Hepworth, aujourd'hui toutes reconnues comme des créatrices de premier plan au milieu d'un nombre consistant d'artistes de notre période d'une médiocrité affligeante (mais pas plus affligeante que bien des hommes des mêmes générations. N'ayant pas eu entre les mains le premier volume de cette recherche, je ne sais trop si les noms de Sonia Delaunay, de Dadamaino, d'Ida Karskaya, de Niki de Saint-Phalle, de Franciszka Themerson ou encore d'Angelika Kaufman ou de Rosalba Carrera.
Le livre est construit selon un principe simple : une reproduction et une courte biographie d'une page. Cela n'est pas suffisant pour avoir une idée vraiment exacte de chacune de ces artistes. Et le mélange temporel est délétère. Pardonnez-moi mon agacement, mais tout désormais repose sur cette absurdité qui consiste à dire que les peintres femmes ou les sculpteurs femmes ont été minimisées. Frida Kahlo est devenue un mythe même si, de son vivant, elle a été dans l'ombre de son mari, Diego Rivera (mais il y a des raisons à cela) et Toyen, qui a eu un rôle certain dans l'avant-garde tchécoslovaque n'a pas été la plus inspirée de toutes quand elle a embrassé la cause surréaliste. Et la réputation de Louise Bourgeois a été peut-être surestimée... Bref, une telle entreprise, en dehors du fait qu'elle sonne faux, risque de donner lieu à des confusion, comme le culte d'Artemisia Gentileschi a occulté la figure de son père, Oreste, qui a été un très grand peintre, qui n'est plus guère pris en considération.
Ritratto del Sahara, Antonio Paradiso, Arturo Schwarz, Gino di Maggio, Mudima.
Antonio Paradiso (né à Santeramo dans les Pouilles en 1936) s'est affirmé comme un des sculpteurs les plus en vue en Italie. Il vit désormais à Milan depuis longtemps et y travaille avec constance et avec le souci de développer l'univers qui le caractérise sans jamais s'arrêter sur une formule qui se répète à l'infini. Toutefois, son oeuvre présente des constances très précises, en particulier celle de produire des volumes qui font référence à un monde primitif - il semble vouloir se rattacher aux origines de l'art. Il privilégie les formes archaïques au détriment des formes de l'art grec classique. Il paraît littéralement fasciné par les traces laissées par nos lointains ancêtres. Il les réinterprète et veut nous faire aimer cette rudesse de leurs créations, qui font apparaître chez l'homme un désir profond de fonder une esthétique, quel que soit le fondement de leurs ouvrages, qui devraient théoriquement avoir une fonction religieuse (mais c'est une extrapolation que nous faisons car rien ne le prouve) ou encore funéraire. Chez lui, il n'y a aucune indication d'une finalité transcendantale ou autre. Ses sculptures s'imposent par leur force et leur nature sauvage, qui n'entre cependant pas en conflit avec les menées de ses contemporains : le Land Art a parcouru après la dernière guerre un cheminement qui est parfois assez similaire au sien.
L'ouvrage dont je voulais vous entretenir est un recueil de photographies qu'il a prises dans le Sahara. C'est une petite merveille, car il nous fait comprendre que cette vaste étendue n'est pas seulement une étendue de dunes de sable illimitée. Il nous fait découvrir des architectures, des paysages étranges et mystérieux, avec des zones montagneuses, et surtout les populations qui y vivent, avec leurs habitats, leurs cérémonies avec ces danses et ces masques merveilleux, leurs différences d'une région à l'autre, leurs architectures souvent superbes. Paradiso est parvenu à élargir sans cesse le cercle de ses investigations et à nous les faire partager pour nous faire sortir de toutes sortes de clichés stupides et surtout réducteurs. Il a magnifié cette sorte de continent africain entre le Maghreb et les terres de la négritude qui possède mille facettes et une réelle beauté sous mille apparences, à commencer par les paysages.
C'est un ouvrage majeur pour nous, voyageurs autour de notre chambre. Il faut ajouter qu'il a un réel talent pour la photographie et que ses prises de vue sont donc remarquables. Pour qui est curieux des terres lointaines, ce livre est un magnifique vadémécum et un travail ethnographique et géographique de premier plan, sans le moindre discours : il suffit de le suivre dans ses pérégrinations pour découvrir une réalité qui embrasse diverses civilisations, et donc mille modes de vie différents dans cette partie du globe qui semble plutôt hostile à l'humanité. Ce n'est pas toujours le cas et ses voyages ont enrichi sans cesse sa connaissance de ces peuples qui se sont adaptés à des conditions difficiles, mais en rien improbables.
Les Cahiers de Tinbad, Littérature / Art / Politique, n° 13, Tinbad, 128p., 16 euro.
Le monde des revues, surtout des revues littéraires et artistiques, est le plus souvent éphémère, comme cela était déjà le cas quand Guillaume Apollinaire dirigeait La Revue de Paris. Les Cahiers de Tinbad sont déjà arrivés à leur treizième livraison, ce qui est déjà une belle réussite. Le sommaire est assez hétéroclite, mais c'est la règle du jeu de ce genre de publication. On y découvre quelques incontournables de la philosophie ou de la pensée moderne avec Giorgio Agamben et Jean-Louis Schefer, qui appartiennent déjà à une autre époque. Mais pourquoi pas ? Au moins, les générations se confrontent. Sans décliner tout le sommaire, j'indiquerai aux lecteurs de lire l'essai de Jean-Claude Hauc, romancier et spécialiste (entre autres) de Casanova, son essai, « La nudité chez Georges Bataille » argument des plus intrigants. Il y montre les ambiguïtés inhérentes à l'écriture de Bataille. Je recommande aussi la réflexion de Bernard Noël, qui est intéressante et originale, et qui nous apprend bien des choses sur la passivité, qui est un des grands problèmes de la vie intérieure profondément contaminée par la vie extérieure. Je dois dire que j'ai été moins séduit par les textes de caractère politique ou idéologique. Mais c'est peut-être dû à une extrême lassitude. Il y a cependant pas mal d'écrits intéressants dans cette livraison et je souhaite que vous aurez, sûrement, vous qui me lisez, le bonheur d'y faire de belles découvertes. Par exemple, l'essai de Jacques Sicard sur Fassbinder mérite d'être consulté. Et les choses ne s'arrêtent pas là.
Walter Benjamin, histoire d'une amitié, Gershom Scholem, traduit de l'allemand par Paul Kessler, « Le goût de l'histoire », Les Belles Lettres, 380p., 15, 50 euro.
La très pertinente exposition qui a été montrée au MAHJ de Paris il y a quelques années a sans été pour moi le meilleur moyen de connaître Walter Benjamin. C'est un homme qui est plein de paradoxes : une oeuvre loin d'être négligeable, mais peu de livres, une difficulté extrême à trouver ses ports d'attaches, géographiques mais aussi culturelles (par exemple, ses liens avec sa judéité, ses orientations idéologiques, son engagement dans l'enseignement, parmi tant d'autres questions - et puis l'auteur brosse un portrait ide après son échec à franchir la frontière espagnole dans le sud de la France). Oui, c'est un homme mystérieux, d'une intelligence peu commune, capable de savoir creuser un sujet pour arriver au noyau du problème - c'est le cas avec Franz Kafka -, mais c'est le cas pour tout ce qu'il a pu aborder, de l'oeuvre de Baudelaire aux passages parisiens, qui sont des exceptions dans sa production par ailleurs non négligeable.
En outre, nous avons une idée assez lacunaire de l'homme qu'il a été, les témoignages publiés étant peu nombreux. C'est pourquoi la réédition de l'ouvrage de Gershom Scholem est des plus précieuses. L'auteur a rencontré Walter Benjamin au début de la guerre, en 1915. Les deux jeunes gens s'étaient rencontrés lors d'une conférence. Ils se sont revus quelques jours plus tard chez les parents de Benjamin. Notre auteur brosse un portrait de l'écrivain. Il existe très peu de témoignages sur son aspect physique et sur sa formation intellectuelle. Scholem nous raconte leurs dialogues sur la littérature, sur la philosophie (par exemple, Benjamin n'a jamais lu entièrement un livre de Kant), politique et aussi sur les problèmes du judaïsme. Benjamin était passablement ignorant de la culture juive et ne connaissait pas l'hébreu à l'inverse de son ami qui, de surcroît, étudiant le Talmud. Ces pages sont d'une importance capitale pour se faire une idée du jeune Benjamin, qui était parvenu à se faire réformer et qui avait commencé à traduire la poésie de Charles Baudelaire.
Petit à petit, à travers leurs relations toujours plus étroites on commence à saisir l'esprit de Walter Benjamin, ce qui n'était pas simple car il avait le sens du secret. Et puis l'on découvre aussi ses manies, son idée sa bibliothèque en deux zones, avec d'un côté les ouvrages essentiels, et de l'autre tout ce qui n'était pas indispensable, sa manie de collectionner et de ranger certains objets qu'il regardait avec curiosité. On sera donc moins surpris de ce que l'exposition du MAHJ nous a fait découvrir : sa méthode de rangement de ses notes et de ses écrits dans toutes sortes d'enveloppes qu'il a rangées par la suite dans des valises - ce qui a constitué sa bibliothèque intime. Puis il y a eu le mariage avec Dora (la seconde fiancée). Interné pour « démence précoce » - comme son ami, l'auteur a tout fait pour ne pas partir sur le front, mais c'est retrouvé dans un hôpital militaire - il lui écrit souvent et Benjamin éprouve lui aussi le besoin de correspondre. Leur amitié s'était cimentée.
Il ne cesse de se conseiller l'un l'autre des livres à lire, ce qui nous fait connaître ququ'il avait connu Hugo Ball et qu'il s'étaitel a été le bagage livresque de Benjamin pendant le conflit. Et Benjamin lui adresse aussi ses essais, comme celui sur L'Idiot de Dostoïevski. Libéré définitivement de ses obligations militaires, Scholem se rendit en Suisse pendant deux ans. Il a eu l'occasion de se retrouver avec le couple. A cette époque, ils n'ont guère plus que vingt ans. Benjamin était alors travaillé par la question religieuse et avait écrit « Métaphysique de la jeunesse ».
Il avait alors fini par lire Kant et s'intéressait aussi à Nietzsche. Ses relations épistolaires seront rassemblées plus tard dans un volume intitulé Allemands. Il se mit à écrire des poèmes. Il s'était alors pris de passion pour Rilke. On apprend qu'il avait fait la connaissance de Hugo Ball, qui l'a mis en relation avec Ernst Bloch, et qu'il s'était mis à collectionner les livres d'enfants anciens. Les deux amis lisaient la revue de Karl Kraus, Die Fackel. Puis, un beau jour, le couple a décidé sans avertir de quitter la Suisse. Un peu plus tard, il a obtenu son doctorat, mais n'en a rien dit à ses proches ! De retour en Allemagne, il a retrouvé toute sa sérénité. Il s''est employé à voyager au début des années vingt (l'Italie, Riga, etc.) et continuait à écrire des essais (sur Bloch par exemple).
Sur ces entrefaites, Gershom Scholem s'est installé à Jérusalem. Avec des haut et des bas, au milieu des affaires sentimentales de Benjamin, leurs relations se sont poursuivies, par des rencontres à Berlin. Il a écrit beaucoup de lettres. Au début des années trente, il a achevé la rédaction d'Enfance berlinoise. Puis la situation l'a forcé à l'exil. Il a trouvé refuge à Parise ville qui l'a fascinée et qui lui a inspiré ce livre inattendu sur les passages Allemands. et a été invité à faire une tournée de conférences à New York. Puis est arrivée l'invasion allemande, sa fuite précipitée vers le Midi et sa tentative d'aller en Espagne qui a échoué et qui a entraîné son suicide. Mais quelle en a été la véritable raison ? Mystère. Ce volume contient un outre une annexe contenant des lettres sur le matérialisme historique de l'année 1931. Il est indispensable pour tous ceux qui se passionne pour les spéculations étonnantes de ce grand penseur énigmatique.
Il libro e La Diane Française, Fernanda Fedi & Gino Gini, Consolato Generale d'Italia, Nice.
Ce beau catalogue nous permet de nous faire une idée de la démarche de ces deux artistes qui travaillent à Milan. S'ils forment un couple, s'ils se sont orientés vers la poésie visuelle, ils possèdent chacun leur univers. Fernanda Fedi, pour l'essentiel, fait reposer sa cause sur l'écriture musicale. Mais pas de manière systématique. Disons qu'il s'agit de sa pente naturelle, sans pour autant négliger d'autres formes d'écritures, parfois antiques. Nous avons ainsi la possibilité de découvrir ses oeuvres (ce sont des livres) où elle associe des fragments de partitions et quelques phrases comme dans La Musique, éperdument (2010).
Elle peut tout aussi bien se référer à la culture égyptienne antique, par exemple dans un ouvrage, contenant quatre gravures, intitulé Sur Isis et Osiris (2006 avec un texte de Pétrarque. Ses hiéroglyphes sont pure invention. Dans Jeunesse de René Char (2013), elle utilise des caractères dérivés de l'écriture assyro-babylonienne. Chacune de ses oeuvres est la réinvention d'une écriture à des fins plastiques, mais aussi les signes qui donnent corps à la superficie de sa création.
Quant à Gino Gini, il est plus proche de ce que la poésie visuelle suppose : l'intrication d'écriture et de symboles et d'images. Il utilise volontiers divers ingrédients, comme la photographie ou les cartes postales. Ses oeuvres sont souvent une composition mêlant signes et écriture engendrant des relations inattendues entre des mots, des phrases, des lettres isolées et une idée générale, comme c'est le cas dans Poésie, fille de mémoire (2014), où Homère et son Odyssée sont le pivot autour duquel tourne tout son univers. Dans Les Désordres du temps (2022), il a détourné des pages de calendriers, attribuant à chacune d'elle un thème spécifique et un objet caractérisant sa composition. Ils ont aussi créé des oeuvres communes, comme l'ont fait Fernanda Fedi Gino Gini avec vingt autres auteurs dans La Divine Comédie. Bien sûr, cette publication ne fournit qu'un aspect de leurs recherches esthétiques, mais sert déjà à comprendre quelle en est la valeur.
Il pensiero del vento, Alessandra Chiappini, Roberto Borghi, Scoglio di Quarto, Milan.
L'exposition actuelle d'Alessandra Chiappini (née à Plaisance en 1971) prouve une fois de plus que l'art abstrait est loin d'être mort. Elle n'a pas cherché à imaginer des formules novatrices. Sa manière de peintre évoque la période de l'après-guerre. Mais cela n'en fait pas une émule. Tout au contraire, elle emploie des éléments plastiques connus pour les distribuer dans l'espace du tableau dans une optique qui n'appartient qu'à elle. Bien sûr, ce monde ne nous surprend pas -, mais est-ce là son but ? Son but serait plutôt de nous intriguer et de nous émouvoir.
Par exemple, elle a fait une série de toiles où elle confronte rectangles blancs et carrés noirs, avec un signe blanc tout en matière et, parfois d'autres éléments. Ses autres compositions sont diverses, mais souvent avec l'idée de faire s'affronter le noir et le blanc dans des situations très différentes. Il y a une cohérence et une logique dans ses compositions qui va de paire avec une grande liberté et une tension extrême dans sa peinture, qui a une forte connotation poétique. Elle a aussi eu recours à des signes puissants (mais non violents) ou à des coups de pinceau qui évoquent la période de l'abstraction lyrique. En somme, elle n'a de laisse de reformuler un langage que ses ancêtres lui ont légué et qu'elle a métamorphosé avec beaucoup de conviction et d'originalité.
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