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[verso-hebdo]
03-11-2022
La chronique
de Pierre Corcos
Deux peintres qui dérangent
Peut-être existe-t-il une « zone de confort » dans notre réception de la peinture. Nous avons nos balises, nos références, notre quadrillage. Et même les pas de côté de l'art contemporain, nous les recevons à la longue comme une chorégraphie bien réglée qui ne nous perturbe plus. Sans doute y pressentons-nous quelque artifice... Mais voici deux peintres, certes disparus, qui vivent encore par l'authenticité d'une inadaptation dérangeante encore.

Quelques semaines avant sa mort, l'artiste américaine Alice Neel (1900-1984) confiait : « En politique comme dans la vie, j'ai toujours aimé les perdants, les outsiders. Cette odeur de succès, je ne l'aimais pas ». Et, comme en témoigne sa peinture, dont le Centre Pompidou nous offre jusqu'au 16 janvier, une riche exposition - Alice Neel - Un regard engagé -, celles et ceux qu'elle prenait comme modèles restent majoritairement des « invisibles », des marginaux, des immigrés ou des petits délinquants. C'est, par le thème, une revendication politique et, grâce au motif, l'occasion esthétique d'exalter sa veine naturaliste à l'expressivité vigoureuse. Sympathisante communiste (elle est interrogée en 1955 par le FBI en raison de ses liens avec le parti communiste), féministe engagée, elle ne peut ni ne veut entrer dans l'enivrante spirale des brillances picturales de l'époque, consacrant alors l'abstrait, le minimalisme et l'art conceptuel. Loin de la scène avant-gardiste « main stream », elle préfère camper à Greenwich Village, à Spanish Harlem et dans son art figuratif, oscillant entre une facture naïve (cf. The synthesis of N.Y) ou expressionniste (cf. Nadia and Nona) ou caricatural (cf. Eisenhower McCarthy Dulles) parfois, et une démarche réaliste audacieuse le plus souvent. Rester fidèle à ses engagements, quitte à rester longtemps méconnue... Peindre des manifestations, des scènes intimistes, et surtout des personnes ou personnages qui l'inspirent. Représentation frontale et impudique : hommes nus exhibant leur sexe, femmes enceintes, laideurs assumées. Terrible est par exemple son portrait d'Andy Warhol après qu'il a reçu les balles assassines de Valérie Solanas : blafard, son torse nu strié de cicatrices, les yeux baissés, la poitrine tombante et les mains jointes, la star du Pop exhibe au niveau de l'abdomen un affreux corset de soutien... Voilà une oeuvre qui, comme d'autres, dérange indubitablement ! La commissaire Angela Lampe a voulu structurer l'exposition selon deux thématiques - lutte des classes et lutte des sexes -, lesquelles suivent un ordre chronologique. Photos, archives personnelles, extraits de films sur l'époque, l'artiste, et surtout commentaires ironiques ou humoristiques d'Alice Neel sous (et sur) ses oeuvres complètent cette approche d'une peintre puissamment réaliste et d'une femme authentique, dont on peut craindre que l'iconisation à des fins politiques n'altère et ne réduise la perception claire de ses peintures.

Peindre et transgresser : tel est le sous-titre de l'ample exposition consacrée à Walter Sickert (1860-1942) au Petit Palais (jusqu'au 29 janvier 2023). Contrevenir à un ordre dans le micromilieu de l'art, et même un peu au-delà, paraît aujourd'hui ordinaire, tant il y a déjà de « scandales » et de provocations. Mais interrogeons-nous : pré-enveloppées de nos jours des stratégies marketing ciblant une clientèle de béotiens richissimes, beaucoup de ces transgressions picturales sont-elles authentiques ? Or, si l'on replace Walter Sickert dans son contexte spatio-temporel, on comprend vite que ce peintre hors normes, lui, dérangeait à de multiples niveaux. Comme le dit Clara Roca, co-commissaire de l'exposition : « Au début du XIXe siècle, à l'époque de Sickert, l'art anglais est très corseté, pétri de morale victorienne. Lui s'en éloigne radicalement. Il fait des nus prosaïques, dans des milieux modestes, use de cadrages « par le trou de la serrure », à la Degas, avec des couleurs boueuses et des atmosphères perturbantes ». C'est déjà beaucoup, mais il n'y a pas que ça... Cet être insaisissable qui, né en Allemagne, formé en Angleterre et vivant en France a commencé comme acteur, puis fut critique, enseignant, qui changeait sans cesse d'apparences, et même de voix, dérangeait assez par sa peinture pour ne pas vendre comme il aurait pu, avec tout son talent (ce n'est pas le cas de tels de nos « transgresseurs » contemporains au carnet de commandes bien rempli !), au point qu'« il se refaisait » sans cesse, comme un joueur, en se lançant toujours dans de nouvelles séries. Qu'on en juge plutôt : peintures de music-hall (avec déplacements optiques surprenants), portraits (disgrâces exhibées), peintures de villes et d'architectures (des décors de théâtre ?), nus (prostitution, milieux populaires et ambiances troubles), scènes intimes (jusqu'au trivial), moments de théâtre (peu théâtraux). Bien sûr il est entré dans l'atelier de Whistler, a été influencé par Degas, mais il s'émancipe rapidement de ses maîtres, voire de... lui-même quand il stationne dans un thème ou une forme. Travailler à partir de photos ou de l'imagerie populaire n'allait pas de soi alors. Mais Sickert ose et joue... Cette large rétrospective témoigne des audacieux renouvellements de sa peinture. On en sort avec une démangeaison : ranger Sickert quelque part... C'est bien que l'on fut dérangé.
Pierre Corcos
corcos16@gmail.com
03-11-2022
 

Verso n°136

L'artiste du mois : Marko Velk

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