La grande théorie d'Aristote sur le théâtre était celle de la catharsis, qui signifie aussi bien purgation que purification visant nos passions, notamment dans leur aspect pathologique. Passions ? Aujourd'hui on parlerait de névroses et de psychoses... La scène, lieu cathartique par excellence, peut-être même thérapeutique ? Trois pièces semblent réactiver la question.
Myriam Saduis a écrit, mis en scène et interprète Final Cut (jusqu'au 27 novembre au Théâtre de Belleville). Elle y raconte sa propre histoire dramatique sur le plateau nu, devenu un espace cathartique. Née en 1961 d'une passion amoureuse entre une Italienne de Tunisie et un Arabe qui s'est terminée en détestation (« La haine est l'amour qui a sombré » écrivait Kierkegaard), elle ne doit plus du tout voir son père, suite à un ukase maternel, et cela dès l'âge de trois ans ! Le triange oedipien est démantibulé, la névrose s'installe jusqu'au risque de forclusion. Le recours à la psychanalyse (trois fois par semaine pendant douze ans) permettra heureusement à Myriam Saduis de reconstituer le puzzle d'une vie brisée entre une mère possessive, abusive, et un père exclu, désespéré de ne plus jamais pouvoir approcher sa fille. La contextualisation historique en images vidéo et en mots (le colonialisme et son idéologie raciste exprimés dans un discours de Jules Ferry de 1885) transcende le narcissisme menaçant toute autobiographie, en même temps qu'il permet à Myriam Saduis (dont le vrai patronyme est Saâdaoui) d'atténuer la terrible faute de sa mère. Pour le coup, dans l'histoire ici racontée aussi bien que dans la réalité, la scène est devenue un lieu thérapeutique, puisque les études et les ateliers de théâtre ont contribué à la guérison de Myriam Saduy qui, seule en scène (avec un comparse intermittent) défend avec vigueur sa pièce. Une pièce qui est également sa vie.
La dipsomanie, cette impulsion pathologique à boire d'énormes quantités d'alcool, est sans doute une conduite névrotique, mais il faut aussi rappeler ce à quoi celui qui s'y livre a dû faire face. L'écrivain Joseph Roth (1894-1939), l'auteur de La Légende du Saint-Buveur (jusqu'au 6 novembre au Lucernaire), a vécu dans la misère d'un « shtetl » en Galicie, fut marqué par la disparition précoce de son père atteint de démence, entretint de dures relations avec sa mère et eut une épouse folle. En tant que Juif, il dut fuir l'Allemagne nazie et, une fois à Paris, il résida dix années dans un hôtel vétuste rue de Tournon, au-dessus d'un bistro qui existe toujours. Le terrible alcoolisme de Roth fut indirectement la cause de sa mort... Cette nouvelle, sa dernière oeuvre, il l'a écrite alors qu'il était réduit à la misère et sombrait dans l'alcoolisme. Elle est à la fois une catharsis et une transfiguration poétique. Et elle se voit ici magistralement adaptée, mise en scène et interprétée par Christophe Malavoy (au Lucernaire jusqu'au 6 novembre) qui, en virtuose, interprète tous les rôles, chante et joue de la trompette. Un espace-temps dilaté, celui qui accompagne l'ivresse, est ainsi créé. Cette histoire d'émigré vagabond et alcoolique s'efforçant de rendre une somme d'argent qu'un inconnu lui a prêté et n'y parvenant pas, à cause de son éthylisme et de sa vie chaotique, n'est pas seulement une tentative d'exutoire pour son auteur, mais elle nous parle aussi de dette et de faute (c'est le même mot en allemand), de déchéance et de rédemption. Ici l'alcoolisme est sublimé par et dans le rêve. La dernière phrase de la nouvelle (« Dieu nous accorde à nous tous, les buveurs, une mort aussi légère, aussi belle ») donne le ton de ce spectacle d'une vibrante humanité.
Dissimulé dans la pochette merveilleuse du conte pour enfant, le thème de la psychose est bel et bien présent dans Harvey (c'était jusqu'au 8 octobre au Théâtre du Rond-Point) de Mary Chase. Nous laisserons les psychiatres - et de préférence d'autres que ces zélateurs d'une psychiatrie barbare qui vibrionnent dans la pièce - débattre pour nous dire s'il s'agit là d'hallucination ou de délire, mais il est évident que la folie d'Elwood (admirable, prodigieux Jacques Gamblin dans ce rôle) le protège d'un entourage toxique, étouffant, et qui n'a jamais su voir le poète fantaisiste en lui... En entretenant des rapports tendres et amicaux avec un lapin blanc géant, et bien entendu imaginaire, du nom d'Harvey, Elwood, ne pouvant refaire ce monde étroit et prosaïque, s'invente un autre monde auquel il accorde pleine réalité. « Dans la névrose un fragment de la réalité est évité sur le mode de la fuite ; dans la psychose il est reconstruit », comme l'écrit Freud. Et, sauf à avoir massacré la part d'enfance et/ou de folie en lui, le spectateur ne peut qu'éprouver de la sympathie pour Elwood, d'autant plus que son entourage est inintéressant, stupide ou carrément brutal, comme l'infirmier psychiatrique. L'éblouissante mise en scène de Laurent Pelly parvient à tenir ensemble l'atmosphère merveilleuse du conte, le rythme de la comédie burlesque et la gravité d'une pièce critique, visant aussi bien la psychiatrie des années quarante (bains glacés et camisole) qu'un conformisme américain suffocant. Si, contrairement au film de Wiene Le Cabinet du docteur Caligari, la pièce ne représente pas ce que voit Elwood, sa folie c'est-à-dire Harvey, elle parvient à nous rendre ce lapin blanc si désirable que nous l'imaginons passionnément. Harvey est un « pooka », apprend-on, c'est-à-dire un génie, sous une forme animale, venu droit de la mythologie celte. C'est assurément lui qui, derrière Mary Chase, Laurent Pelly et Jacques Gamblin, à tous les sens du verbe enchante les spectateurs.
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