Gianni Bertini, la sciuma del tempo, l'écume du temps, bilingue, Mudima/ 5 Continents, 168p., 20 euro.
La belle exposition qui vient à peine d'être inaugurée à la Fondation Mudima de Milan permet d'évoquer la figure de Gianni Bertini (1922-2010), qui a longtemps vécu à Paris, mais dont on ne parle plus guère par les temps qui courent. Curieux et intéressant personnage que ce Pisan qui s'est diplômé en mathématique et qui s'est installé en France en 1951 ! Il a laissé derrière lui ses chères études et s'est tourné vers les arts plastiques. Il est d'abord attiré par l'art abstrait. Puis il a imaginé une autre manière de concevoir la pratique artistique en inventant le Mechanical Art (Mec-Art), que le critique Pierre Restany a voulu théoriser en 1965. C'est lui qui lui a permis de faire sa première exposition personnelle à la Galleria Blu de Milan en 1966, là où avait exposé Yves Klein.
Mais loin de lui l'idée de produire une oeuvre d'art par des moyen mécaniques. Son projet a plutôt consisté à développer un travail où il utilisait aussi bien les films, les images télévisées, les photographies dans les revues, les publicités en tous genres. Il y avait bien sûr un vieux fond dadaïste dans cette affaire et aussi une sorte d'affinité avec le Nouveau Réalisme. Il était un peu dans l'art du temps, ce qui se concrétisa par sa présence à l'exposition de Gérald Gassiot-Talabot, « Mythologies quotidiennes », présentée au Musée d'Art moderne de la ville de Paris, ce que nous rappelle à juste titre Gino di Maggio dans son essai. Cela étant dit, Bertini n'a fait torse avec les mots et en découvre l'anatomie. Et il termine son livre en remodelant la silhouette métamorphosée partie d'aucune école et d'aucun groupe. Il a suivi son chemin esthétique avec une indépendance d'esprit absolument totale. Et on ne saurait guère le rattacher à un courant du passé de l'art moderne, même si Dada est pour lui un point de référence évident. Ce qui frappe le plus dans ses collages, c'est qu'ils ont souvent abouti à une sorte de composition qui pourrait être celle d'un tableau. Il ne se contenait pas d'associer des éléments figuratifs empruntés à divers médias qui étaient à l'ordre du jour à l'époque. Il y avait chez lui un secret désir de conserver quelque chose de l'art d'autrefois, mais pas dans la dimension formelle ou référentielle, et en employant exclusivement les matériaux qu'il avait choisis. Il ne s'est d'ailleurs jamais arrêté à une formule plastique précise. Son imagination divaguait selon les sujets et selon ses intentions.
Bien sûr, il éprouvait le besoin de traiter de la modernité dans ses termes les plus voyants et les plus envahissants. Bertini n'était pas un nostalgique, même des prémisses de l'art moderne. Mais il n'était pas un pu avant-gardiste. Il cultivait la « tradition du nouveau », mais dans une perspective bien à lui, avec la conviction que ses créations appartenaient pleinement au temps présent, et ne cherchaient cependant pas à forcer les confins de cette expérience. Ce n'était pas une forme de sagesse, ou de tempérance, mais plutôt une exigence intérieure qui lui demandait d'aller là où sa conception de l'art devait le porter, et nulle part ailleurs.
Dans ce catalogue qui était lié à une exposition de la fondation présentée en 2004 on retrouve la même philosophie du collage telle qui l'entendait avec des oeuvres différentes allant des années cinquante aux années 2005. C'est là une rétrospective qui nous apprend, entre mille autres choses, que Gianni Bertini avait commencé par représenter des machines avant de penser à engendre un art mécanique ! Il n'a pas été un grand inventeur d'une formule devant passer à l'histoire, mais l'auteur d'une suite de pièces possédant les clefs de cette fin du XXe siècle.
L'année 2.0, Claude Minière, « Poésie », Tinbad, 98p., 15 euro.
Claude Minière a commencé à publier ses ouvrages à partir de l'année 1968, chez Christian Bourgois éditeur. A l'époque son univers était celui de l'ancienne « zone » autour de Paris, là où se dressaient autrefois les fortifications, celui des ferrailleurs et des malheureux qui cherchaient dans les décharges ce qui pouvait encore apporter quelques sous. Puis il a changé sa vision du monde. Dans le présent ouvrage, il lui est venu l'idée de s'intéresser à l'antique civilisation mésopotamienne et de la découvrir à sa manière. Il n'y a pas ici une traduction poétique au sens propre, mais plutôt l'instrumentalisation de ce que la poésie peut offrir à l'auteur : l'ellipse. De la sorte, il a la possibilité d'enchaîner des images ou des observations, des méditations et des réflexions sans jamais avoir recours à une longue digression.
Son archéologie est faite de notations rapides, qui concernent l'écriture ou les coutumes que les bas-reliefs dont il soutire une façon de reconstitution d'une civilisation depuis longtemps disparue et bien loin de notre histoire la plus reculée. Les rites funéraires sont sans doute ce qui le fascine le plus. Assez curieusement, ce voyage dans le temps lui fournit l'occasion d'insinuer quelques vers, qui sont des échappées de son exploration entre le Tigre et l'Euphrate. D'ailleurs, peu à peu, il s'interroge sur les modalités de la poésie. Puis il ouvre un nouveau chapitre dont le zéro est le point central. C'est l'alpha et l'oméga d'une relecture de toutes choses, des plus simples ou plus savantes. Après ces digressions, il tient à peindre un d'Orphée qui ne descend plus aux Enfers pour chercher Eurydice, mais pour chercher des mots et tout ce que les mots comportent. Et cela s'achève par une confrontation avec la mort. Ce petit recueil est plein de pensées insolites et d'une curieuse introspection. Il montre à quel point l'auteur joue avec ses peurs et ses inquiétudes, avec ses incertitudes et ses interrogations.
Le Festin, Margaret Kennedy, traduit de l'anglais par Denise Van Moppès, avant-propos de Cathy Rentzenbrink, Quai Voltaire, 430p., 24 euro.
A-t-on oublié la dame de lettres anglaise, née à Londres, Margaret Moore Kennedy (1896-1967). Pas vraiment, même s'il est ne se situe plus sur l'avant-scène du siècle dernier. Certes, ses pièces de théâtre ont été oubliées et elle n'inspire plus beaucoup les cinéastes comme au cours des années trente et quarante. Elle a connu un succès notable de son vivant et la parution en 1924 de The Constant Nymph lui a valu une solide réputation et les faveurs du public. Mais ses romans sont de nouveau réédités récemment en Angleterre. Celui-ci, paru en 1949, relate un fait divers terrible : un manoir se situant au bas d'une grande falaise en Cornouailles, près de Pendizak, a été transformé en pension quand ses propriétaires ont eu des revers de fortune.
Le roman commence de manière curieuse : d'abord la rencontre de deux ecclésiastiques qui jouent aux échecs (en fait nous sommes après le grave événement qui a détruit l'hôtel, l'homme d'église du cru devant rédiger une oraison funèbre) , et puis une série de lettres écrites par lady Gifford, qui nous révèle un pan de la vie qu'elle mène dans cet endroit. On découvre peu à peu la personnalité des sept personnes qui y résident (mais aussi celle de la domesticité et des employés), chacun d'entre eux incarnant un des sept péchés capitaux. Il faut avouer que ces portraits sont assez savoureux. L'auteur n'a pas souhaité faire une leçon de morale, mais a trouvé ce stratagème pour donner corps à ces personnages représentant divers aspects de la bonne société anglo-saxonne de cette époque. Et elle ne manque ni d'esprit, ni d'humour, sans aller jusqu'à des portraits-charges à la Hogarth. De la femme de lettres qui voyage avec son secrétaire et un chauffeur, jusqu'à sir Henri Gifford, les sept pécheurs sont tués par l'effondrement de la falaise, qui survient inopinément. C'est très savoureux et divertissant.
Bien sûr, c'est écrit d'une façon qui peut sembler surannée, mais, à mon sens, cela ajoute au charme de ce livre qui nous apporte l'idée d'une période désormais lointaine et qui est une caricature charmante (c'est là tout le paradoxe de Margaret Kennedy) de ce monde qui vit l'immédiate après-guerre et aussi la chute de l'empire britannique. On peut trouver dans ces pages matière à découvrir le fameux plaisir de la lecture. C'est un peu ce qui s'est perdu dans le roman contemporain en France.
Neige sur Ballyglass House, John Banville, traduit de l'anglais (Irlande) par Michèle Albaret-Maatsch, « Pavillons », Robert Laffont, 416p., 22 euro.
Infinis, John Banville, traduit de l'anglais (Irlande) par Pierre-Emmanuel Dauzat, « Pavillons poche », Robert Laffont, 384p., 10, 50 euro.
John Banville (né en 1945 à Wexford en Irlande) est un écrivain singulier. Il s'ingénie à entrer dans les détails plus menus pouvant nous paraître superfétatoires, mais qui, paradoxalement, lui servent à créer une atmosphère et contribuer à l'édification du récit. Et il a un sens remarquable de la narration. Il n'y a aucun point mort dans son roman, et il sait tenir en haleine son lecteur. Dans le cas présent, l'histoire se déroule dans n petit village. Le corps d'un prêtre, Tom Lawless, est retrouvé mort sur le sol du salon de Ballyglass House, une riche et vaste demeure. Il a été poignardé et, de surcroît, castré. L'inspecteur St. John Strafford arrive de Dublin pour mener l'enquête, accompagné du sergent son adjoint, Jenkins. Il interroge le maître des lieux, le colonel Osborne. Il s'efforce que les détails du meurtre ne soient pas connus et ne circulent dans la presse. Il interroge ensuite les clients du pub, Sheaf of Barley, et découvre un microcosme plutôt étrange, mais sans parvenir à obtenir des informations déterminantes pour l'affaire. Aucun coupable ne paraît devoir se signaler.
Il parle avec la soeur du malheureux et des personnes de son entourage. Il finit par obtenir un aveu de la femme du colonel, Sylvia. Celle-ci lui avoue avoir été la maîtresse de l'homme d'église. Cette femme le fascine et elle l'attire. Mais cette confidence fondamentale ne fait pas avancer ses recherches. Un homme est retrouvé mort quelque temps plus tard, mais cela ne semble pas avoir de rapport avec l'horrible mutilation du prêtre et sa fin tragique. Puis, un beau jour, dans cet hiver rigoureux, c'est Jenkins qui disparaît sans laisser de trace. En somme, les mystères s'accumulent et aucune piste ne se présente. On retrouve le sergent assez gravement blessé. On l'emmène à l'hôpital sans savoir qui est l'auteur de cette agression. Bref, si tout est agencé comme un roman policier en bonne règle, l'histoire ne trouve pas de vraie conclusion, même si l'auteur ajoute à la fin deux chapitre se déroulant plusieurs mois après l'attentat. Ce n'est donc pas un coupable qui est découvert à la fin du roman, mais un enchevêtrement d'intrigues concernant tous ceux que Strafford a pu rencontrer. La mécanique de cette histoire est construite avec un luxe de détails qui pourtant ne nous égare pas. Mais manque la clef de l'énigme ! Le meurtre a été un prétexte pour révéler tous les mystères de cette communauté qui sont en partie dévoilés, suffisamment en tout cas pour rendre passionnante l'existence de ces gens qui ne sont d'abord que des figurants, avant de devenir des personnages importants de ce livre. John Banville est un maître de la narration dans l'extrême méticulosité dans les descriptions des lieux, de l'atmosphère, des vêtements portés par les uns et les autres, des pièces du mobilier (etc.) qui n'apporte rien à la trame centrale, mais beaucoup à la découverte de ce petit monde rural qui finit par devenir d'un grand intérêt alors que l'enquête proprement dite se délite.
Infinis est une oeuvre bien plus ambitieuse encore. Et peut-être plus aboutie. Tout tourne ici autour de la figure d'Adam, grand mathématicien, Adam Godley, théoricien de l'infinité des infinis, qui se trouve au terme de la sa vie. Il se trouve dans la demeure familiale avec sa seconde épouse et ses deux enfants, Adam, qui est un garçon dont il n'est pas aisé de comprendre la conduite, et de Petra, sa petite soeur qui n'est pas dépourvue d'étrangeté. Et puis il y a Helen, la femme du fils, qui est une comédienne et dont la beauté est frappante. Ce cercle de famille n'est pas des plus heureux. Les enfants n'éprouvent pas un grand amour pour ce père si mal en point et lui rendent rarement visite.
L'auteur a donné à cette histoire plusieurs niveaux de lecture. L'un est la mémoire : le père se remémore des moments de son passé, qui nous le font découvrir sous un autre éclairage. De plus, il a eu l'idée d'introduire un élément mythologique classique en faisant du fils de Jupiter et de Maïa, la femme des cavernes, , Hermès, le véritable narrateur de cette triste affaire . Ce microcosme familial est transformé en un Olympe bizarre où la réalité est contaminée par cette fiction religieuse venue des temps antiques. Et ce serait sans compter avec son obsession de creuser les choses jusqu'au fond. Chacun, des personnages est scruté à la loupe et ne cesse d'élargir la sphère des entrecroisements de ces relations qui se révèlent complexes. Bien vite, on se rend compte que le livre va bien au-delà d'un simple roman familial. C'est une interrogation sans cesse renouvelée sur notre « être là », sur ce qui forge les noeuds qui unissent ou désunissent les êtres dans un rapport affectif tendu et souvent plein de contradictions, secrètement (ou non) hostiles. D'autres figures font leur apparition, dans cette demeure où le père est enfermé dans la Chambre céleste, y rêve, évoque ses souvenirs et tentent encore de scruter la vie qui se déroule à l'extérieur. Elles ne font qu'enrichir ces univers parallèles que cet homme, désormais privé de ses facultés intellectuelles et de ses réussites dans le domaine de la mathématique, n'étant plus qu'un corps amaigri et rongé par le mal obscur qui va bientôt l'emporter dans un univers qu'il n'a pu imaginer. Il faut saluer le talent de John Banville qui, avec sa manière d'écrire si particulière, a su donner naissance à une façon insolite et stupéfiante de produire un roman et de lui attribuer des significations si intenses.
|