Les arts du spectacle vivant ont leur public, fidèle. Le relatif déconfinement l'a vu retourner en nombre vers les théâtres, malgré le port obligatoire du masque et la jauge réduite. Deux spectacles à l'exploitation limitée dans le temps (le premier n'a duré que cinq jours au Théâtre de la Cité internationale, et le second, après dix jours au Monfort à Paris, fait une belle tournée en région et à l'étranger) nous ont rappelé les charmes de l'évocation. Rendre présent à la mémoire, à l'imagination, par des mots, une musique, des objets, un décor ou des mouvements ce qu'une simple présentation banaliserait, aplatirait. Nous faire décoller du réel vers un Ailleurs cristallisant les valeurs de l'inaccompli, de ce qui fut souhaité.
Ils sont cinq (trois femmes, deux hommes) jeunes acrobates et danseurs, sous la houlette de Fanny Soriano, qui a composé et mis en scène Fractales, ce magnifique spectacle créé il y a deux ans et demi à La Scène nationale de Marseille. Sur une envoûtante musique de Grégory Cosenza aux accents minimalistes ou à la symbolique de l'éveil, les corps juvéniles se collent, s'embrassent, se recouvrent, s'enveloppent, s'entremêlent ou se superposent dans un mouvement continuel d'une enivrante fluidité, aussi fascinant, hypnotique que celui des grands prestidigitateurs. Parfois l'agilité puissante du monde animal semble évoquée, mais c'est à l'ondoyante élasticité du monde végétal que d'autres fois l'on songe. Toutes les figures, parfaitement enchaînées, suggèrent un immense travail préparatoire. « Dans Fractales comme dans tous mes autres spectacles, se retrouve l'idée de métamorphose permanente, où les choses découlent les unes des autres », dit Fanny Soriano dans une interview. S'il y a, au-delà de telle ou telle figure métaphorique, une idée effectivement qui, émergeant de ce spectacle, lui confère son essentielle grâce, c'est bien l'effet d'ensemble de toutes ces coulantes transitions chorégraphiques faisant corps avec la musique. L'immobilité, relative, sur le plateau est représentée par une grande souche d'arbre en suspension, qui ressemble un peu à un caïman fantastique, et les verticales sont tracées par une chute de sable (ou de lentilles) et un drap mince qu'une acrobate déroule vers les hauteurs. L'espace où se meuvent les cinq acrobates danseurs est donné, joué comme circulaire : ce qui renforce cette sensation de mouvement perpétuel. S'il n'est pas du tout certain que les spectateurs voient sur la scène - mais qu'importe ? - « un monde en reconstruction » (sic) ou l'objet mathématique des figures fractales (ayant donné son titre au spectacle) qui ont inspiré Fanny Soriano, on peut en revanche être persuadé qu'une magnifique évocation dynamique, amoureuse et optimiste va rester en mémoire. Car, dans le contexte politique de stagnation haineuse qui semble le nôtre, hélas actuellement, ce ballet créatif, où les différences se mêlent pour former d'harmonieuses figures collectives, joue comme une incantation pour un monde meilleur.
Le chef d'oeuvre d'Herman Melville, Moby Dick, est loin d'être seulement le récit d'une chasse à la baleine, si présente et précise que soit dans l'oeuvre cette action concrète. Le roman est aussi une fable, nourrie de prestigieuses références littéraires, sur la lutte titanesque entre l'homme et la nature, une tragique allégorie où le monstre blanc « nous plante dans le dos comme un poignard l'idée de néant ». On peut aussi l'interpréter comme une descente dans les profondeurs de la psyché, voire comme une fascination pour ces abysses mentaux. Cette oeuvre évoque enfin, pour beaucoup, l'irréductible liberté de l'aventure... Alors, avec sept acteurs et après adaptation scénique, évoquer par une cinquantaine de marionnettes, des projections-vidéos, une composition musicale originale, un jeu de lumières et un orchestre, ce qui était déjà une somptueuse évocation littéraire, c'est le pari fou de Yngvild Aspeli, qui a conçu et mis en scène ce spectacle étonnant, en coproduction avec le Nordland Teater de Stamsund en Norvège. C'est une version bilingue, en français et en anglais surtitré. Disons tout de suite que l'art de la marionnette paraît, dans un premier temps, nous inciter à seulement percevoir, apprécier ces traductions ludiques, articulées, mécaniques du réel, la virtuosité et l'ingéniosité d'un travail d'animation. Mais peu à peu, il se passe quelque chose de magique (tenant sans doute à ce que le langage enfantin, étrange de la marionnette refait surface en nous et s'impose) faisant que nous nous laissons envelopper par la fable et envahir par notre imaginaire. L'univers visuel complexe que déploie Yngvild Aspeli, la directrice artistique de Plexus Polaire, univers riche en métaphores, en équivalents plastiques, en jeux d'échelles, nous entraîne dans une odyssée intérieure procédant moins du merveilleux que du fantastique. Les gouffres océaniques et les monstres marins, la rage, la folie, l'avidité des hommes, la symétrie antagoniste, manichéenne du capitaine Achab et de Moby Dick, ce cachalot blanc, féroce, mythologique, nous entretiennent d'un monde occulte qui, faisant effraction dans notre réalité prosaïque, vient la subvertir. Et comme toutes ces apparitions sur une scène sombre ressemblent à un rêve agité, en immersion profonde ! « J'aime tous les hommes qui plongent », confiait Melville dans une lettre, pendant qu'il écrivait Moby Dick...
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