La critique virulente, par le cinéma, de la télévision et de son journalisme sensationnel, de ses chaînes d'information en continu, du vedettariat disproportionné conquis par certains présentateurs, reste un sujet favori pour quelques réalisateurs (dont Sidney Lumet bien entendu), et même un topos dans nombre de films américains « d'action », où l'on peut souvent voir comment, sans le moindre égard pour les victimes d'un drame ou d'une catastrophe, certains reporters cyniques et ambitieux collent tout de suite à l'événement comme des mouches vertes sur un cadavre, cherchant à fabriquer du spectacle pour le voyeurisme du grand public, là où ne règnent sur place que malheurs, affliction, désespoir... Il serait injuste de réduire ces charges récurrentes à une secrète jalousie, ou à tout le moins une concurrence, du cinéma à l'encontre de sa puissante rivale, la télévision, habile à faire de l'événement d'actualité une quasi-fiction, et de quelques-uns de ses journalistes des stars, plus adulées parfois que certains acteurs fétiches. Non, la vulgarité cynique du show-business, l'obsession de l'audimat (pour attirer les annonceurs) dans maintes chaînes de télévision qui tendent à la spectacularisation mystifiante de l'actualité, constituent encore et toujours d'excellents thèmes, qui alertent le public sur les manipulations dont il est l'objet, mais également sur sa propension à céder au voyeurisme du malheur.
En un décodage rapide, sans doute le dernier film de Bruno Dumont, France, peut-il être seulement perçu à ce niveau : une charge contre le sensationnalisme des chaînes télé en continu avec leur journaliste vedette. On y retrouve tout en effet... Rieuse et insolente star d'I-Télé, France De Meurs (Léa Seydoux), toujours secondée de son assistante, Lou (Blanche Gardin), soigne bien plus sa flatteuse apparence qu'elle ne cherche à vraiment informer les téléspectateurs. Dans une séquence (au début du film) de conférence de presse, France De Meurs tente même de voler la vedette au président Macron, dont elle n'écoute même pas les réponses qu'il apporte à son emphatique question. Comme reporter de guerre, France met en scène le théâtre des opérations, autant qu'elle veut par ses mots, sa voix et surtout son visage éploré de pietà de l'actualité (en gros plan) incarner le drame ambiant. La voici embarquée également avec des émigrés ! En journaliste de fait divers sordide, c'est toujours notre star, avec divan et confessionnal... Salaire mirobolant, appartement-musée, dîners mondains, époux écrivain (Benjamin Biolay), un charmant bambin, et les autographes sans arrêt, les selfies où toutes et tous veulent poser avec elle ! La vie semble réussir à la spectaculaire présentatrice d'un média spectaculaire dans notre « société du spectacle ». Seulement voilà : un incident par-ci, une remarque cinglante par-là, des doutes qui s'immiscent en elle, et notre aguichante journaliste commence une grosse crise existentielle, semblant avoir quelques points communs avec La Chute d'Albert Camus. Dans le blabla moral, tu excelles, mais alors le moindre geste d'empathie véritable, tu en es complètement incapable !... Cette crise existentielle ne serait-elle que la conséquence individuelle d'un système médiatique aliénant dont Lou (remarquable Blanche Gardin) semble, bien plus que France, l'effrayant symbole ?
C'est alors qu'il faut mettre en valeur l'originalité du film, peu remarquée par les critiques de cinéma qui ont été obnubilés par le thème - assez classique on l'a dit -, et insuffisamment sensibles à la forme, au filmage, à la musique et à la direction d'acteurs. Bruno Dumont, le réalisateur de La Vie de Jésus, de L'humanité, d'Hors Satan, de Camille Claudel, de Jeanne, et qui s'est encore une fois inspiré de Charles Péguy pour ce film, investit davantage un monde spirituel, voire religieux, où la déréliction, la damnation, la rédemption prennent leur sens plein, qu'il ne livre avec France une nouvelle mouture d'une critique vaguement bourdieusienne de la télévision. Le plan du début sur le drapeau français dans la musique si grave de Christophe doit alerter le spectateur : on n'est pas dans un registre habituel... Pauvre France, que fait-on de toi ? Le filmage, qui détourne soudain le gros plan « starifiant » des opérateur télé vers un regard bergmanien, profond, tragique, c'est l'insistance d'une caméra qui scrute une « âme » déchirée. La rédemption de l'héroïne, qui espère se racheter en aidant une famille de maghrébins, mais qui est rattrapée par l'enfer du Système médiatique, par la figure démoniaque de Lou, et replonge dans sa perdition, tient plus du combat spirituel que de l'émancipation au sens marxiste. La mort accidentelle de son mari et de son enfant lui fait-elle comprendre enfin qu'elle s'est égarée ? Seule la figure christique de ce jeune homme barbu aux yeux bleus, qui l'aime en dépit de toutes les rebuffades, viendra à bout de sa vanité, des boursouflures de son ego télévisé. Et ce sont les dernières images de cette oeuvre singulière qui dénote dans le répertoire des films-charges contre les dérives de la télé... La direction d'acteur, la plasticité du visage de Léa Seydoux, tour à tour sorcière, ange déchu, pécheresse, âme apaisée, rappellent la théâtralité de certains chefs d'oeuvre du cinéma muet. La société du spectacle ici vécue comme chute spirituelle...
Et si l'on relisait Debord avec les yeux de Péguy ?
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