Vous avez vu deux spectacles différents à trois jours d'intervalle, et quelque chose vous susurre qu'il existe un rapport intéressant entre La Chose commune (Emmanuel Bex et David Lescot - soirée du 8 septembre au New Morning) et My body is a cage (Ludmilla Dabo - jusqu'au 3 octobre au Théâtre de la Tempête). Vous cherchez... Les deux spectacles sont musicaux et très éloquents : c'est vrai, mais ce n'est pas ça. Après réflexion, vous découvrez que l'un évoquait lyriquement une émancipation, et l'autre exprimait un signe d'aliénation. Et vous pouvez alors vous dire que si le monde avait changé avec la Commune, dont nous avons fêté les 150 ans cette année, peut-être que l'épuisante aliénation ne serait point...
Un petit rappel, pour commencer, de ce que fut ce soulèvement populaire et parisien de mars à mai 1871 contre le gouvernement de Thiers, réfugié à Versailles. De ce que fut alors ce mouvement spontané, collectif, prenant valeur d'exemple et presque de « mythe » pour la Gauche. De ce que fut cette véritable démocratie politique, sociale, économique rendant aux ouvriers leurs instruments de travail, établissant l'instruction gratuite, laïque et « intégrale », garantissant la liberté des citoyens (réunion, presse, association), organisant sur le plan communal la police et l'armée, instituant le contrôle permanent de tous les élus, mettant en place des coopératives, repensant la place des femmes, la question du travail dans la société, etc., etc. Bref concevant un monde nouveau en quelques semaines... Comme l'écrivit Marx : «La grande mesure sociale de la Commune, ce furent sa propre existence et son action. Ses mesures particulières ne pouvaient qu'indiquer la tendance d'un gouvernement du peuple par le peuple ». Cette ferveur créative et révolutionnaire exceptionnelle, le fougueux spectacle-concert d'Emmanuel Bex et David Lescot, La Chose commune, l'a rendue et exaltée par ces évocations de Jules Vallès et Louise Michel, un jazz impétueux (Géraldine Laurent au saxophone, Simon Goubert à la batterie sont ici flamboyants), du slam (Mike Ladd), et des récits haletants écrits par David Lescot. Il les dit de façon éloquente et inventive à la fois. Pourquoi le jazz pour évoquer la Commune ? Dans la note d'intention, la réponse nous est donnée : « Si le jazz recouvre aujourd'hui des genres extrêmement variés, il incarne, de par son origine, la musique de la révolte et déploie dans sa structure des espaces de liberté ». Sauf que l'on peut très bien y croire sur le papier mais que, sur le plateau, ça ne prenne point. Or là, cette leçon d'Histoire, ce moment d'utopie concrète en se clamant et en se faisant musique, loin de s'égarer en expérience artificielle ou alors de se fondre dans le spectaculaire, se transmutent en un inaltérable sentiment d'enthousiasme. Et même le récit de l'effroyable « semaine sanglante » qui suivit n'arrive guère à l'anéantir. C'est magnifique ! Juste une minuscule réserve : Mike Ladd a un talent indéniable, de l'éloquence, mais tout le monde ne parle pas un anglais courant dans la salle...
D'abord cette tonitruante musique techno, et ces cinq femmes (Anne Abgadou Masson, Alvie Bitemo, Ludmilla Dabo, Malgorzata Kasprzycka, Aleksandra Plavsic) séduisantes, pailletées, qui dansent lascivement et s'adressent au public font croire à un spectacle de cabaret, avec les diverses attractions qui vont en principe se succéder... Puis, aux multiples décalages constatés, au surjeu de l'une, au sarcasme de l'autre, on se dit que non, ce n'est pas du tout ça : il s'agirait plutôt d'une parodie, malicieuse et d'inspiration féministe, du cabaret, ce type de spectacle vivant qui, derrière le sourire figé et le strass, peut enfermer les femmes dans une représentation machiste, aliénante. Après tout le spectacle de (et mis en scène par) Ludmilla Dabo s'appelle bien My body is a cage. Enfin l'on se rend compte que ce n'est pas encore là le véritable sujet. Car c'est en vérité la fatigue, les fatigues qui s'expriment au coeur de ce spectacle... Ludmilla Dabo : « Je cherche à écrire des sons, des corps, des langages qui permettraient à nos fatigues de s'exprimer et de se libérer du silence. Il ne s'agirait pas de se divertir pour oublier mais de se divertir pour mieux convoquer ». La fatigue « encageant » les corps, parce que la vie urbaine reste si trépidante, stressante, parce qu'il y a cette exigence à devenir soi, cette pression pour donner le meilleur de soi-même, parce que le monde professionnel devient de plus en plus harcelant (surtravail, compétitivité). Pourquoi donc on n'en parle pas ? Et pourquoi l'on n'avouerait pas cette vulnérabilité ? Alors voilà : ce cabaret, dans une sorte de contre-emploi ironique, d'opposition étonnante forme/fond, est un immense aveu de l'épuisement, mais de façon tonique. De l'accablement, mais de manière hystérique ! On compatit tellement bien à cet aveu de Ludmilla Dabo et de ses comédiennes qu'on a envie de leur recommander ce texte magistral sur le sujet, écrit il y a un demi-siècle par Jean Baudrillard dans La société de consommation (p.291) et toujours d'actualité. Joué, chanté, clamé, dansé, ce « Fatigue Circus » (selon le bon mot de Ludmilla Dabo) doit fonctionner comme une catharsis, adressée particulièrement aux femmes, endurant la triple peine du boulot, du ménage et des enfants à s'occuper.
Ah, on reste bien loin de Louise Michel ou du Droit à la paresse de Paul Lafargue !
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