L'exposition « Huysmans. De Degas à Grünewald » se terminera au musée d'Orsay le 1er mars avant de reprendre, du 3 avril au 19 juillet, au musée d'art moderne et contemporain de Strasbourg. Les commissaires, dont Stéphane Guégand qui signe les principaux textes du catalogue, ont eu une excellente idée : ne pas montrer seulement ce qu'aima et défendit Joris-Karl Huysmans, mais aussi ce qu'il refusa et démolit avec verve, notamment à propos d'oeuvres dont certaines se trouvent justement aujourd'hui au musée d'Orsay (on sait que sa première directrice, Françoise Cachin, décida d'y exposer non seulement le meilleur à nos yeux de l'art du XIXe siècle - Manet, Cézanne, Van Gogh, Rodin...- mais aussi ce qui avait alors la faveur du public et des officiels, de Detaille à Cabanel et Bouguereau). Ainsi, la célèbre Naissance de Vénus de William Bouguereau, qui fit un triomphe au Salon de 1879, a droit à cette appréciation : « Ce n'est même plus de la porcelaine, c'est du léché flasque ; c'est je ne sais quoi, quelque chose comme de la chair molle de poulpe. » (Le Voltaire, 30 mai 1879). On l'aura compris : Huysmans avait une plume acide, et pratiqua avec bonheur la critique d'art en tant que genre littéraire. Mais quelle était sa démarche ?
Une clef nous est donnée par son commentaire, en 1878, d'une toile non moins célèbre d'Henri Gervex, Rolla (Musée des Beaux-Arts de Bordeaux) : « ...Je vois dans cette fille éboulée, après des intimités haletantes, sur un lit, un coin de parisianisme et de modernité qui évoque en moi des souvenirs du grand et divin poète, Charles Baudelaire. » Le nom important est cité : Baudelaire, divin poète sans doute, mais surtout fondateur de la critique d'art comme l'entendait Huysmans. Baudelaire n'était pas contre les systèmes, mais il pensait qu'il ne saurait y avoir de critique elle-même systématique. En 1840 est publié le premier volume de l'Esthétique de Hegel : événement considérable, car il va permettre à la critique idéaliste de trouver ses bases. Mais Baudelaire ne sera jamais hégélien : « Un système est une espèce de damnation qui nous pousse à une abjuration perpétuelle ; il en faut toujours inventer un autre, et cette fatigue est un cruel châtiment. Condamné sans cesse à l'humiliation d'une conversion nouvelle, j'ai pris un grand parti. Pour échapper à l'horreur des apostasies philosophiques, je me suis orgueilleusement résigné à la modestie : je suis revenu chercher asile dans l'impeccable naïveté. »
S'il est vrai que l'identité d'un genre est fondamentalement celle d'un terme général identique appliqué à un certain nombre de textes, comme l'a indiqué Jean-Marie Schaeffer, nul doute que la critique d'art ait accédé à la dignité de genre autonome dès lors qu'un Baudelaire eut pleinement pris conscience que, pour écrire en critique, il lui fallait quitter l'habit du poète et que Huysmans à son tour ait pris soin de distinguer son activité critique des autres aspects de son oeuvre, étant entendu que certains de ses romans doivent beaucoup à ses préoccupations de critique. L'Art moderne, qui révèle et glorifie Gustave Moreau, a précédé le roman, ou plutôt l'anti-roman A rebours qui raconte, selon Huysmans, l'histoire du « dernier rejeton d'une grande race qui se réfugie, par dégoût de la vie américaine, par mépris de l'aristocratie d'argent qui nous envahit, dans une définitive solitude. » La retraite de Des Esseintes se soldera par une défaite. Il est vrai que Huysmans critique d'art n'était lui-même pas parvenu à l'esthétisation du réel par le moyen de l'art, même en pratiquant une certaine impeccable naïveté. Il ne restait finalement pour lui qu'à se convertir au catholicisme : la rencontre avec la Crucifixion de Grünewald lui permettra de concilier amour de l'art et amour de Dieu. Tout cela est fort bien suggéré par une exposition remarquable qu'il ne faut pas parcourir trop vite.
|