L'exposition du Louvre Léonard de Vinci (jusqu'au 24 février) est certes exceptionnelle, mais peut-être son catalogue l'est-il plus encore, somme de résultats de travaux scientifiques et de considérations nuancées (par exemple pour suggérer que l'acheteur du Salvator Mundi chez Christie's le 15 novembre 2017 pour 450 millions de dollars n'a sans doute acquis qu'une oeuvre de collaboration entre le maître et un élève). Arrêtons-nous à un seul exemple de recherche scientifique : celle conduite à propos du célèbre dessin Portrait d'Isabelle d'Este (Louvre) dont il est d'abord dit (page 229) que « Léonard trouva, à son habitude, le moyen de subvertir la commande, avant de tout mettre en oeuvre pour ne jamais exécuter la peinture » (sous la plume de Louis Frank). Oui, on savait cela, on le répétait, mais en avait-on la preuve ? Cette preuve, c'est Bruno Mottin, autre éminent conservateur en chef du patrimoine, qui nous la fournit, page 381, dans sa passionnante étude intitulée Léonard de Vinci et l'art du dessin, une approche de laboratoire.
Rappelons d'abord les circonstances historiques : en 1500, Léonard qui avait quitté Milan, en route pour Venise, s'était arrêté à Mantoue à la demande d'Isabelle Gonsaga, fille d'Ercole d'Este duc de Ferrare, marquise de Mantoue. La marquise cultivait une réputation assez abusive de « première dame du monde » en se faisant portraiturer par les plus grands maîtres de son temps : Andrea Mantegna, Giovanni Bellini, Lorenzo da Costa... Impossible d'échapper aux exigences tyranniques de la dame (elle avait par exemple composé une allégorie à sa gloire qu'elle avait chargé Le Pérugin d'illustrer. Ce dernier n'y parvenant pas, elle l'avait attaqué en justice pour qu'il achève son tableau). Prudemment, Léonard fit mine de déférer à la commande d'Isabelle en exécutant d'après nature (cas unique dans son oeuvre) un dessin de profil à la pierre noire et à la sanguine, avec des rehauts de pastel.
On pouvait penser que Léonard allait transposer ce travail sur panneau pour en faire une peinture. Ce dessin est de toute façon incontestablement déjà un chef d'oeuvre : Françoise Viatte en particulier a fait remarquer « le courant d'énergie qui passe dans ce profil détourné qui donne toute sa vitalité à la figure car il l'inscrit d'un seul tracé sur le fond de la feuille. » Mais le maître s'échappa discrètement vers Venise sans faire le tableau, et Bruno Mottin nous explique pourquoi on sait maintenant qu'il ne l'avait jamais envisagé. Le dessin est sans doute piqué à l'aiguille pour permettre son report par procédé dit de spolvero. Les points de piquage ont des diamètres irréguliers, à partir de 0,25 millimètre, avec des espacements variés. Ils sont de 0,5 millimètre au pourtour du visage, de 1,5 millimètre autour de l'oeil et de 3 millimètres à l'arrière de la tête. Or, précise l'auteur, « le piquage est si serré le long du profil et autour des mains qu'il a provoqué des déchirures de la feuille. Cette absence de soin dans le piquage est un des facteurs tendant à démontrer que celui-ci est tardif et n'a pas été fait sous la direction du maître. » Autrement dit : ce n'est pas Léonard qui a effectué le piquage, puisqu'il ne voulait pas exécuter de tableau ! C'est plus tard qu'un copiste maladroit aurait projeté de le faire. Il paraît qu'Isabelle, d'abord furieuse, demanda en compensation à Léonard un Christ enfant qu'elle n'obtint jamais non plus malgré plusieurs relances !
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