La créature, hybride, semble flotter ou planer dans un liquide ou l'espace. Animale ou humaine, quelque peu végétale, et de toutes façons chimérique. Des écailles et des filaments couvrent le corps parfois annelé, des becs pointus ou des sortes de griffes souvent en hérissent le contour. Mais non, à y bien regarder, c'est plutôt une effrayante dentelle, ou alors une toile tissée par une araignée devenue folle !... Le regard scrute, interroge ces figures tracées à l'encre de Chine noire, parfois sur des taches d'aquarelle ou sur un subtil dessin préalable, à l'encre gris clair. Il s'attarde sur les différentes trames qui se jouxtent en un patchwork minutieux, contrastant avec de noires concrétions... Et le visiteur songe à des dessins d'art brut (Aloïse, Scottie Wilson, Gaston Duf), ou alors à certaines oeuvres graphiques d'Hans Bellmer ou d'Henri Michaux. Mais, que quelque chose d'inquiétant ou fascinant émane de ces dessins, le visiteur ne peut se défaire de cette insidieuse impression ! Plus loin, dans une vitrine, il découvre un livre signé de l'artiste et titré Hexentexte , Textes de sorcières (publié à Berlin en 1954), et un autre, Oracles et spectacles (publié à Paris en 1967). L'Homme-Jasmin , de la même artiste, est le journal clinique de celle qui, démente, se laissa envoûter par ses propres cauchemars et rêves, images et rites... Passant de ces textes et dessins fantastiques ou de ces titres de magie, comme L'esprit de la bouteille , au visage très séduisant de cette femme aux yeux de velours noir, le visiteur peut lui-même vaguement ressentir que les mailles d'une résille sombre sont en catimini venues enserrer son esprit. Mais l'artiste qui lui a jeté ce sort n'est plus, et depuis exactement un demi-siècle... Sortie temporairement d'une des cliniques psychiatriques où elle faisait de nombreux séjours, Unica Zürn était allée rendre visite à Hans Bellmer, son compagnon devenu hémiplégique et muet à la suite d'un accident vasculaire cérébral. Puis elle s'était suicidée en se jetant du sixième étage par la fenêtre.
La Collection de l'hôpital Sainte-Anne où - après une clinique psychiatrique à Berlin et avant une autre à Bordeaux puis à Neuilly-sur-Marne et enfin à la Chesnaie de Chailles - Unica Zürn fut internée dans le service du Dr Delay, possède cinq dessins de l'artiste. Il s'y rajoute une bonne soixantaine d'oeuvres d'origines variées, de différentes collections et galeries dans le monde, pour constituer cette exposition que le MAHHSA propose à notre curiosité jusqu'au 31 mai. Si l'on n'est pas retenu par les peintures et aquarelles de l'artiste, souvent molles et insipides (elle avait essayé la peinture dans les années cinquante mais y avait vite renoncé pour exclusivement se consacrer au dessin), on peut se surprendre à chercher dans son graphisme méticuleux les traces de la schizophrénie, de la dépression, voire des impulsions suicidaires de type mélancolique qui l'emportèrent. Et il n'est pas difficile de retrouver les traces de ce dessin obsessionnel et en partie décoratif accompagnant maintes productions de schizophrène - même si toute la surface n'est pas investie comme c'est habituellement le cas - ou les menaces « surmoïques » de l'oeil inquisiteur. Mais, transcendant les symptômes, le talent artistique est bel et bien là. Et il était là avant la première entrée d'Unica Zürn à la clinique Wittenau en 1957 et sa première tentative de suicide. L'habile superposition des trames, la sûreté de la ligne, les différents niveaux de contraste plaident en faveur d'un dessin d'art qui joue sans cesse dans les limites entre le figuratif et l'abstrait. Sans aller jusqu'à dire, comme le texte de présentation que « son trait donne une impression de possibilités infinies tant au niveau de l'exploitation technique que de la figuration du sujet » , on peut être captivé par ces formes sinueuses, complexes, fantastiques composant un bestiaire menaçant. Voilà bien Unica Zürn, la sorcière allemande et son onirique zoo !
La dernière rétrospective parisienne s'était déroulée il y a quatorze ans, à la Halle Saint-Pierre, mais les dessins de l'artiste apparaissent régulièrement dans des expositions collectives sous l'égide des Surréalistes ou alors dans cette catégorie plus ou moins assumée de « l'art psychopathologique ». Ces deux inscriptions s'avèrent au final réductrices. Et il vaut mieux accepter plutôt la séduction propre au genre fantastique irradiant ses oeuvres, et cette inquiétante minutie arachnéenne dans laquelle on peut, moucheron curieux, se laisser prendre comme quelques-uns des attributs distinctifs caractérisant Unica Zürn, cette artiste singulière ayant commencé sa carrière à vingt-trois ans. Celle qui a connu le surréalisme, les expérimentations avec Bellmer, les voyages psychiques avec Michaux, qui a plongé maintes fois dans le trou noir de la folie, et en est ressortie, puis a fini à l'âge de cinquante-quatre ans par se défénestrer, écrivait ces lignes prophétiques dans Sombre Printemps , l'un de ses livres : « Elle essaie de monter sur une de ces poutres de lumière pour monter au ciel. (...) Elle croit aux prodiges. Et elle tombe de sa poutre de soleil, diaphane, et se casse le nez ».
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