La pièce de John Logan, Rouge, jouée en ce moment avec conviction par Niels Arestrup au théâtre du Montparnasse s'appuie sur un épisode précis de la carrière du peintre pour en tirer une intéressante méditation sur la question de savoir dans quelle mesure l'artiste peut se compromettre avec les forces de l'argent. Cela se passe dans l'atelier de Rothko, 222 Bowery, New York city, ce qui permet de montrer au public des toiles fort bien traduites et éclairées, qui montent et descendent selon un jeu de poulies dont disposait effectivement l'artiste. Ce dernier vient de recevoir une importante et juteuse commande, ce qui l'oblige à embaucher un assistant : nous assistons au premier contact puis à différents épisodes qui s'étalent entre 1958 et 1960. Mais d'abord expliquons l'arrière-plan de la commande (qui n'est pas dit dans la pièce). A ce moment Rothko est déjà célèbre, il s'est dégagé de l'expressionnisme abstrait et a mis au point son colorfieldpainting (peinture par champs colorés) qui subjugue les collectionneurs, les institutions et la critique (qu'il méprise).
C'est alors que la richissime héritière Phyllis Lambert, héritière des alcools Seagram, qui entreprend depuis quatre ans de faire édifier un building par Mies van der Rohe sur Park Avenue et qui a décidé de consacrer le rez-de-chaussée à un immense restaurant de luxe, persuade Rothko de signer un contrat de trente grands tableaux pour la décoration. Au moment où le peintre reçoit Ken, son assistant (Alexis Moncorgé, excellent) il indique avec quelque suffisance satisfaite avoir déjà reçu une forte avance (300.000 dollars). Au début timide et écrasé par la personnalité du peintre qui lui reproche notamment de n'avoir pas lu la Naissance de la tragédie de Nietzsche, il prend progressivement de l'assurance et cela explose à la fin de la pièce : « Oh bien sûr vous pouvez vous la raconter que vous bâtissez un lieu sacré de contemplation transcendantale, mais en réalité, vous décorez une salle à manger de plus pour les superriches, et vos trucs, là, c'est rien d'autre que les dessus de cheminée les plus chers du monde. » Rothko met Ken à la porte, mais le coup a porté. Dans la réalité, le peintre a réfléchi au cours d'un voyage en Europe et, revenu à New York, il a rendu l'argent et abandonné le projet, il a sauvé sa place dans l'histoire de l'art.
Ce très réjouissant moment de théâtre n'est pas là pour nous raconter comment, en 1952, Rothko (à la fois ami et rival de Jackson Pollock) est parvenu à supprimer l'agressivité de l'action painting, comment ses toiles ont fini par dégager une quiétude complète, et sont devenues des objets de contemplation correspondant à son mysticisme personnel. Pour lui, le champ coloré n'avait de valeur qu'en tant que chemin vers un dépassement de soi, et non en lui-même. « I am not a colorist » avait-il déclaré de façon paradoxale. Son projet « to paint both the finite and the infinite » s'est accompli. Mais il avait bien failli capoter à un moment particulier dont la pièce de John Dogan nous fait les témoins. C'est ce qui fait son principal intérêt, au-delà des propos prêtés à l'artiste, qui tous sont hautement vraisemblables, par exemple quand Rothko-Arestrup raconte ses soirées de beuveries avec Pollock : « Tu aurais adoré Jackson, c'était un gars de Greenwich Village, un gars bohème. Pas un banquier, crois moi. Avec lui, tous les soirs, ça picolait, ça discutaillait... » Cela sonne encore plus juste quand il est question de Matisse (sans le Grand Atelier rouge, y-aurait-il eu Rothko ?) ou, inévitablement, Picasso. Une pièce infiniment plus nourrissante que la célèbre Art de Yasmina Reza. Il est vrai que l'art contemporain, dont on peut rire, n'est pas la même chose que l'art moderne dont Mark Rothko reste une des plus éminentes figures.
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