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[verso-hebdo]
23-01-2020
La chronique
de Pierre Corcos
Un biais dans le naturalisme ?
Dans le septième (il y en a douze) commentaire explicatif de l'oeuvre picturale de Jules Adler, dont la riche exposition Jules Adler Peintre du peuple se déroule au musée d'art et d'histoire du Judaïsme jusqu'au 23 février, une question est posée, en apparence simple : Un artiste juif ? Cette question s'avère plus complexe qu'elle en a l'air. Peut-elle d'autre part offrir un biais par lequel le style naturaliste patent de Jules Adler serait quelque peu revisité ?

Jules Adler (1865-1952), inscrit d'abord à l'École nationale des arts décoratifs, puis à l'Académie Julian, intégrant l'École des beaux-arts en 1884 et réussissant son concours de professeur de dessin, est d'abord un artiste académique, ainsi qu'en témoignent ses premiers dessins, et cette première grande oeuvre de commande qui lance sa carrière, La Transfusion du sang de chèvre par le docteur S.B. (1892) et pourrait laisser croire qu'avec ce réalisme du détail et ce génie de l'illustration, l'artiste peut traiter à la demande n'importe quel thème. Mais très vite le voilà qui peint surtout le petit peuple dans sa misère, les travailleurs accablés (Las 1897), une mère chargée d'un lourd cabas et de son enfant qui gigote (La Mère 1899), les grévistes (La Grève au Creusot 1899), l'extrême pénibilité du travail dans les mines (Au pays de la mine 1901, et Les Hauts-Fourneaux de la Providence 1904), le dénuement et la faim (La Soupe des pauvres 1906), au point qu'il est surnommé alors « le peintre des humbles ». Or, une confidence de l'artiste, citée dans l'exposition, nous dit que c'est sans doute parce que, Juif, il sait très bien en quoi consiste le malheur de la persécution, qu'il a pu être extrêmement sensible à l'oppression, à la détresse vécues par d'autres hommes... D'autant plus que Jules Adler est particulièrement révolté par l'injustice subie par le capitaine Dreyfus et que, dès 1898, il s'engage fermement dans le camp des dreyfusards, au point que son atelier devient lieu de rencontre de ces derniers. On peut donc s'interroger : cette sympathie à l'égard du malheur subi par les uns, de l'oppression endurée par les autres, peut-elle nous révéler en quoi consiste éventuellement le fait d'être un artiste juif ?...
Oui mais d'un autre côté, Jules Adler est clairement inspiré par le naturalisme d'Émile Zola qu'il a lu et qu'il admire, et une étude iconologique n'aurait aucun mal à montrer que la thématique de maints tableaux est marquée, parfois directement, par telle ou telle oeuvre de l'écrivain. Du point de vue, en outre, de l'histoire de l'art, Jules Adler (comme le rappellent d'entrée de jeu Claire Decomps et Amélie Lavin, commissaires d'exposition) « appartient à la seconde génération naturaliste, dans la lignée des peintres de la réalité initiée par Gustave Courbet (1819-1877), franc-comtois lui aussi ». De ce naturalisme pictural, l'oeuvre de Jules Adler porte un certain nombre de traits caractéristiques... D'abord, de ces visages creusés, abattus aux mains abîmées par le travail et à tous ces corps accablés, maints détails sont peints de manière à faire passer le message sociocritique du tableau ; ensuite, on retrouve chez Jules Adler des formats de peinture monumentaux, typiques de cette école naturaliste ; enfin, les couleurs, souvent brossées, restent dominées par les marrons, les gris, les noirs, les bistres, quelques ocres que des bleus pâles font ressortir. Une palette naturaliste...
Sous la question Un artiste juif ?, le commentaire note que Jules Adler n'est nullement un observant, mais qu'il a toujours revendiqué son appartenance au judaïsme. S'il est récupéré par les milieux sionistes, logiquement en quête d'un « art juif », lui-même n'est pas un militant sioniste. Enfin son oeuvre ne traite aucun thème juif reconnu... Cependant, dans la thématique de Jules Adler, à côté des nécessiteux, des mineurs, des paysans et des marins, on voit apparaître souvent une figure, en général dévalorisée, que le peintre représente avec beaucoup de sympathie : le chemineau. Ce vagabond attachant, avec sa barbe et sa besace, est maintes fois décliné entre 1898 et 1910 : alors on évoquera sans difficulté « le colporteur juif, personnage emblématique des communautés de l'est de la France dont est issu Adler, voire le juif errant croisé une cinquantaine d'années plus tôt dans Bonjour Monsieur Courbet (1854) de son illustre prédécesseur » (texte de présentation). N'est-ce donc point là un biais de l'artiste juif par rapport aux constantes thématiques du peintre naturaliste ? Peut-être, mais d'un autre côté, on est parfaitement en droit d'interpréter ce personnage comme une « possible réminiscence des militants du socialisme utopique, cher à Courbet » (idem).
En 1944, Jules Adler est arrêté à la suite d'une dénonciation, interné avec sa femme à l'hospice Rothschild de la rue de Picpus, une annexe du camp de Drancy. Lorsqu'il dessine sur du mauvais papier d'autres Juifs dans le jardin de l'hospice, et lorsqu'il témoigne dans ses notes du moment d'un optimisme messianique foncier qui ôte toute violence à la facture de ses oeuvres, la marque de l'artiste juif ne vient-elle pas alors s'ajouter au substrat naturaliste ? Cette douceur perceptible dans les oeuvres, par rapport à d'autres peintres naturalistes, cette empathie à l'égard de la persécution des siens et du malheur des autres répondent-elles à la question posée : Un artiste juif ? Clore cette interrogation serait présomptueux, tandis que la laisser en suspens resterait fidèle à l'éternel questionnement du judaïsme.
Pierre Corcos
corcos16@gmail.com
23-01-2020
 

Verso n°136

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