Il suffit, dans sa fréquentation du théâtre, de pratiquer une sorte d'éclectisme papillonnant pour se rendre compte que certaines manières de mises en scène, certaines voies théâtrales commencent peu à peu à revêtir l'apparence de l'incontestable « allant de soi », sans avoir été interrogées aussi souvent qu'il l'aurait fallu... Voici donc un questionnement simple pour des pratiques pas évidentes, et auxquelles on peut parfois objecter la remarque sceptique visant certains « progrès » : ce qu'on gagne d'un côté, on le perd de l'autre.
Faire suivre deux pièces d'époques et d'aires culturelles différentes marque une tendance de la mise en scène qui se justifierait ainsi : renforcer la prégnance d'un thème par la convergence et les divergences de deux manières théâtrales différentes. Si la réflexion du spectateur sur le thème en question y gagne sans doute, une certaine confusion sur les auteurs peut s'en suivre également. Jusqu'au 1er décembre au Théâtre de la Tempête, Frédéric Bélier-Garcia se jetait le défi d'accoler Les guêpes de l'été nous piquent encore en novembre d'Ivan Viripaev et L'Affaire de la rue de Lourcine d'Eugène Labiche, adaptée pour la circonstance. Dans sa note d'intentions, le metteur en scène se livrait au petit jeu des ressemblances/différences entre les deux pièces, ce qui lui permet de philosophiquement approfondir un questionnement global. On veut bien le suivre. Mais l'essentiel tient dans le résultat théâtral, qui reste mitigé... La première pièce, une découverte, remarquable par son sens de l'absurde, son ébranlement de la vérité, voire de la réalité, excellemment jouée et mise en scène, suffisait largement à notre bonheur. On pouvait dès lors ressentir désagréablement comme une rallonge inutile cette adaptation d'une pièce très connue de Labiche, au surcroît adaptée artificiellement pour mieux coller au bijou de Viripaev. Certes, un effet jubilatoire d'échec de la raison à maîtriser l'incertitude du monde et son tragique avait ainsi les moyens de sortir renforcé par cet agglutinement. Mais on aurait pu avoir l'envie également d'assister, dans cette 1h50 de spectacle, à deux pièces courtes de Viripaev, une formule qui a souvent fait ses preuves ailleurs (deux pièces brèves de Tchekhov, Strindberg, etc.), plutôt que prendre le risque de parasiter la réception de ce jeune auteur russe contemporain...
L'usage de la vidéo au théâtre, le filmage en direct, des séquences projetées en fond de scène : voilà bien une « voie théâtrale » qui se répand comme une mode vestimentaire ou un « buzz » dans les réseaux sociaux... Parfois on a l'impression que le procédé compense des lacunes de la mise en scène ou une indigence du texte. D'autres fois l'on regrette que l'attention réservée aux comédiens soit distraite par cette encombrante technologie. Mais, lorsque le sujet intègre ce règne impérial du numérique, comme dans Et c'est un sentiment qu'il faut déjà que nous combattions je crois par la Compagnie Légendes Urbaines (c'était jusqu'au 22 novembre au Théâtre Romain Rolland de Villejuif, et sera du 13 au 15 janvier au Théâtre de Vanves) qui travaille avec constance sur l'image de la banlieue, notamment le « topos » réitéré dans les médias, alors ce type de scénographie, de mise en scène à vidéos est pleinement justifié. Cette compagnie a réussi à « s'inventer un dispositif scénique inspiré des contraintes de production de l'information » (sic). Du coup, le fond émerge ici autant de la forme que de cette écriture collective dirigée par David Farjon, et témoignant d'une lucide appréhension de la problématique complexe des banlieues. Le dispositif technique ne gêne pas, il a été réfléchi, fait processus, enrichit le spectacle et offre même des points d'appui au jeu. On souhaite vraiment à cette jeune compagnie de persévérer dans cette voie théâtrale !
Jusqu'au 30 novembre au Théâtre Déjazet, dans une adaptation et une mise en scène de Julie Brochen, s'est jouée Molly S. d'après Molly Sweeney de Brian Friel. Nous avons eu plusieurs fois l'occasion, dans ces lignes, d'insister sur la difficulté, que l'on peut vite concevoir, à marier le théâtre et la musique : deux arts extrêmement puissants qui, certes, peuvent magistralement converger, mais courent aussi le risque d'interférer l'un sur l'autre. Le mieux, assurent certains metteurs en scène, consistera à composer spécialement une musique pour une oeuvre théâtrale donnée, exactement comme le cinéma a souvent recours à des compositeurs spécialisés en musiques de films... Dans le cas de cette pièce, on a un mal fou à savoir si ce merveilleux moment de poétique délicatesse ressenti par les spectateurs est créé par un magnifique florilège de chants lyriques très bien interprétés (Olivier Dumait et Ronan Nédélec, comédiens et chanteurs lyriques, Nicolas Takov, pianiste), ou produit par le sujet sensible de la pièce (et son traitement « choral »), portant sur l'amour, la cécité, le handicap et sa stigmatisation, la « normalité » et enfin l'ambiguïté de la guérison comme adaptation. Peu importe ! s'exclameront ceux pour qui l'effet d'ensemble d'un spectacle est le seul critère. Sans doute, mais les spectateurs connaissant la pièce de l'auteur irlandais peuvent rechigner à toutes ces interventions musicales : Molly Sweeney n'avait guère plus besoin d'adaptation, diraient-ils, que de forte mise en musique. Juste un travail encore plus subtil sur les différents personnages et tout ce qu'ils expriment, à propos d'un sujet qui malmène notre bonne conscience. Et puis n'est-il pas problématique, au théâtre, d'attendre avec impatience la prochaine scansion musicale, délaissant ainsi l'intrigue qui en devient peu à peu absconse ?
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