Si l'on veut garder la photographie au niveau de la création artistique, sans doute faut-il adapter la formule célèbre de Kant rappelant que l'art «n'est pas la représentation d'une belle chose, mais la belle représentation d'une chose », et proposer qu'une photographie, dans son champ artistique, n'est pas la saisie d'une chose intéressante, mais l'intéressante saisie d'une chose. Ce qui éliminerait l'immense majorité de ces photographies qui prétendent à une valeur artistique juste parce qu'elles montrent une réalité exotique ou inhabituelle... Or, même le photoreportage le plus factuel peut donner lieu à une représentation originale, une élaboration formelle dignes du plus grand intérêt, ainsi qu'en témoignent les photographies étonnantes qu'Henri Cartier-Bresson fit dans les années 50 en Chine, et que la Fondation éponyme nous montre jusqu'au 9 février. Pourtant ce n'est pas de lui dont il va être question, mais de quatre jeunes photographes, lauréats de la Bourse du Talent 2019 : une exposition organisée par Photographie.com et Picto Foundation, et visible jusqu'au 29 mars à la BnF.
Certes, comme le rappelle Didier de Faÿs, créateur du prix et organisateur de l'exposition, ces jeunes talents « documentent le réel, en rendant visible ce qui est rarement montré ». Mais, dans les quatre catégories où ils opèrent, on est en droit d'attendre des quatre lauréats davantage que de nous offrir de bonnes photos sur des thèmes d'actualité attractifs ou sur d'émouvantes questions de société. Le visiteur a envie de comprendre pourquoi ces photographies ont été primées, et où se situe véritablement la « plus-value formelle » qui les distingue de celles que, par exemple, son collègue de bureau lui a montrées la veille... Le visiteur peut parfois rester perplexe, et se demander ce qui, dans le jury, a fait que celui-ci plutôt qu'un autre a su l'emporter. Un rapide aperçu des propositions primées s'impose...
Le lauréat dans la catégorie « Paysage » est censé par ses photos montrer les changements sociaux et environnementaux d'un territoire de l'Arctique russe. La péninsule de Yamal se voit dévastée ou, à tout le moins, envahie par la technique : torchères, pipelines, etc. Mais, de rupture, sa série « Ligne de rupture » n'en montre pas vraiment. On voit d'un côté un échantillon du peuple Nénets, éleveur de rennes, et de l'autre une tuyauterie colorée. Une fissure dans la glace viendrait en outre signifier cette ligne de rupture... On déplore ici une disproportion entre les intentions affichées et ce qui est simplement donné à voir dans les photographies. La neige, la glace semblent avoir recouvert de leur blanche indifférence le contraste attendu entre les paysages traditionnels et les techniques d'extraction modernes.
Le sujet choisi par le lauréat dans la catégorie « Portrait » est a priori bouleversant. En effet, la politique de l'enfant unique en Chine a suscité, entre autres dommages et tragédies, l'abandon par leurs parents dans des gares ou des hôpitaux de leurs enfants... « Herbes folles » est le titre de cette série qui, si l'on en ignorait le contexte, se réduirait à des portraits assez classiques mais variés, en noir et blanc ou couleurs, d'enfants et adolescents chinois. Seule une image nous retient vraiment, mais par son étrangeté surtout : un enfant au milieu d'une végétation dense, couvert d'un masque avec des sortes d'antennes. Les significations qui émergent de ces photos, par ailleurs techniquement réussies, restent trop divergentes pour que l'intention compassionnelle, évidemment sincère, du photographe puisse s'imposer.
En revanche, la lauréate de la catégorie « Reportage », Nathalie Lescuyer, a réussi à témoigner, selon divers points de vue (gros plan, plan large, etc.), du vécu des migrants, en même temps qu'elle a varié les manières photographiques pour produire un effet d'ensemble de déréliction, fonctionnant comme un appel : on a besoin de vous ! Le titre de sa série, accompagnée de textes forts, est « Need »... Par exemple, un portrait tout à fait remarquable d'Africain allongé, un crayon entre ses doigts et le regard, d'une infinie mélancolie, tourné vers un lointain perdu, confirme le talent, essentiel, de la lauréate à saisir le moment photographique qui exprime le plus justement ce qu'elle avait le profond désir de faire passer.
Très inspiré, Huanfa Cheng, lauréat dans la catégorie « Mode & Transversalité » ( ?), a mis en scène, dans sa série « Maternité », la grossesse de son épouse... Avec fantaisie et tendresse, le photographe a joué sur les différentes attitudes et la gestuelle, sur le code chromatique (la couleur chair, les roses pâles, le gris clair), le code symbolique (rotondité, volumes), sur des liens possibles entre tel type de vêtements, leur texture, ou tel fruit, ce qu'il évoque, et la grossesse. Et l'on apprécie d'autant plus la dimension ludique, l'élan de liberté émanant de ces photos qu'il faut les replacer dans le contexte encore puritain de la Chine d'aujourd'hui. On pressent, chez Huanfa Cheng, une inspiration marquée par l'humour et l'érotisme, inspiration que ses autres travaux (Chinese Wonderland, Nudity) confirment.
En conclusion, avant les performances techniques, les voyages lointains, les thèmes porteurs ou la quête banale du sensationnel, ce qui sans doute mériterait chez ces jeunes talents d'être primé et, par là même, encouragé, ne consisterait-il pas surtout en la culture en soi patiente, attentive, personnelle et déterminée d'un certain regard ?
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