Être parvenu dans le même film, Le dernier jour d'Yitzhak Rabin, à réaliser un thriller politique, une oeuvre d'hommage profond, un documentaire historique et un « film citoyen », voilà qui vient nous rappeler la maestria et l'envergure du cinéaste israëlien, Amos Gitaï... Thriller politique, oui, parce qu'une question (comme dans les intrigues policières le sempiternel « qui a tué ? »), pressante et en filigrane, ne cesse de courir le long de ce film : derrière l'assassin de Rabin, Ygal Amir, ce jeune extrêmiste juif totalement hostile aux accords de paix (« Accords d'Oslo ») avec les Palestiniens, y a-t-il eu un complot ourdi par l'extrême-droite religieuse et la droite conservatrice, défendant les intérêts économiques de tous ceux qui voulaient étendre les colonisations ? Le rapport dirigé par le juge Meir Shamgar (longues scènes de témoignages et d'interrogatoire dans le film) laisse entrevoir un certain nombre de défaillances pour le moins suspectes dans le système de sécurité censé protéger le Premier Ministre. On ne peut manquer ici d'opérer un rapprochement avec le film JFK de l'américain Oliver Stone sur l'assassinat de John Kennedy, à partir des thèses du procureur Jim Garrison... Enquêtes minutieuses : on cherche des révélations, on trouve d'épais silences.
Le dernier jour d'Yitzhak Rabin commence par un hommage de Shimon Peres, ancien Président de l'État d'Israël, qui dit quel homme politique exceptionnel était Rabin, calme, déterminé, courageux, ce qu'avec des mots émouvants et simples confirme l'épouse de Rabin, interviewée presque à la fin. Patriote convaincu de la nécessité de négociations, voire d'une paix avec les Arabes, Yitzhak Rabin n'était ni un gauchiste rêveur ni un pacifiste bêlant : cet ancien militaire intrépide, couvert de gloire et devenu général, voyait juste plus loin qu'une réélection prochaine ou les intérêts politiques immédiats de son parti. Ce Prix Nobel de la paix 1994 anticipait les événements catastrophiques qui bouleversent aujourd'hui - vingt ans après son assassinat (le 4 novembre 1995) - le Moyen-Orient, il concevait les bases d'une nouvelle politique extérieure. Amos Gitaï le rappelle dans un entretien à Télérama, « c'est sous ses ordres qu'Israël a obtenu la plus grande victoire militaire de son histoire. Comme dans un drame shakespearien, il était le héros parfait pour rendre à l'ennemi ses territoires... ». Et c'est cet homme-là que les fanatiques religieux, les partisans du Likoud ont qualifié d'Hitler, de Satan, de traître au peuple, voire de... schizoïde ! Le film s'entend comme l'hommage du réalisateur, progressiste réaliste, à une figure de grand homme d'État.
C'est un documentaire historique impressionnant que Le dernier jour d'Yitzhak Rabin. Deux années entières de recherches avant le tournage... Amos Gitaï et son équipe ont pu consulter le plus important des minutes et des protocoles de la commission d'enquête Shamgar sur l'assassinat. Le film s'efforce également, et c'est un intérêt majeur de sa partie documentaire, d'évoquer, mettre en scène tout un environnement politique de sédition, et quasiment de putsch, constamment entretenu par les partis nationalistes et religieux, fanatiques du « Grand Israël ». Séquences reconstituées dans le film et jouées par des comédiens, d'autant plus convaincantes qu'elles sont tout à fait plausibles et, pour certaines, fondées sur des documents précis. Ce qu'Amos Gitaï dénonce, il ne le caricature pas, il en révèle juste la logique déshumanisante (on ne peut s'empêcher à cet égard de se rappeler l'un de ses chefs d'oeuvre, Kaddosh). Que la religion serve d'enveloppe et justification au nationalisme, ou que le fanatisme religieux trouve tôt ou tard et nécessairement une traduction politique, le fait est que le climat de haine et damnation ainsi créé gonfle des orages meurtriers... Ce film d'histoire contemporaine sur Israël pointe également la responsabilité directe des partis religieux (de part et d'autre, cela dit) dans les blocages du processus de paix.
Mêlant avec subtilité documents d'époque et scènes de fiction, fondant la musique (excellentes compositions originales d'Amit Poznansky) et l'image en un creuset lyrique, jouant audacieusement sur un filmage chaotique dans la séquence de l'assassinat, Amos Gitaï a réalisé un film choc, un film complet, un « film citoyen » donnant toute son ampleur à « un acte brutal qui a bouleversé la société israëlienne »... Par l'ample évocation de cet événement traumatique, le film éclaire indirectement les clivages profonds, délétères de la société israëlienne. Laquelle demeure cependant une démocratie effervescente (ampleur des manifestations des deux bords), une exception notable dans tout ce Moyen-Orient plombé par des régimes autoritaires, des théocraties. Tragédie shakespearienne, Le dernier jour d'Yitzhak Rabin interpelle cette part vivante, riche en débats, de la société israëlienne, et lui dit ceci : « On a tué un homme politique d'exception, un visionnaire, regardez le politicien roublard qui est à sa place. Ce que nous devenons... ». Et les dernières images du film sont si éloquentes !
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