Pierre Soulages, l'artiste français vivant le plus connu dans le monde, aura 100 ans le 24 décembre 2019. On comprend que Rodez, sa ville natale, annonce de multiples évènements pour célébrer « le siècle Soulages », autour du musée remarquable qui porte son nom, pour lequel le cabinet RCR Architectes a reçu le prix Pritzker en 2017, c'est-à-dire le Nobel de l'architecture. On retiendra, entre autres, une exposition de Miguel Chevalier, « Pixels Noir Lumière », présentant des créations originales numériques interactives et immersives (20 avril - 26 mai) en hommage au célèbre noir de Soulages et, au musée Fenaille de Rodez, un ensemble de pièces issues des fouilles archéologiques dans la région, statues-menhirs et stèles gravées choisies par l'artiste qui a toujours témoigné de leur importance dans son inspiration, sous le titre « Un musée imaginaire de Soulages ». Tout cela est très bien, mais j'aimerais insister sur le fait que 2019 marque aussi le soixante dixième anniversaire de l'exposition de Soulages (en compagnie de Schneider et Hartung) dans la galerie de Betty Parsons à New York en 1949. Ils étaient trois peintres abstraits de l'école de Paris, mais c'était déjà Soulages la vedette : l'affiche éditée par Betty Parsons reproduisait exclusivement la peinture au brou de noix que le MOMA devait acheter. Soulages m'a montré il y a plus de trente ans cette affiche précieusement conservée, elle illustrait son témoignage que j'ai déjà évoqué ailleurs, mais il me semble que c'est le moment d'y revenir.
En 1949, Franz Kline était un peintre figuratif spécialisé dans les fauteuils à bascule (Rocking chairs). L'année suivante, il était devenu abstrait, et ses formes noires ressemblaient étrangement à celles de Soulages. Ce dernier, pionnier de l'abstraction lyrique, avait ouvert une voie que Kline avait aussitôt empruntée : pourquoi pas ? L'histoire de l'art est faite des influences des artistes les uns sur les autres. Mais il n'est pas tolérable que des auteurs anglo-saxons aient profité de l'évidente parenté formelle entre Soulages et Kline pour faire croire que c'était l'américain le prédécesseur ! Une phrase d'Edward Lucie-Smith est particulièrement pernicieuse à cet égard, car elle se présente comme un compliment à Soulages : « Ses lourds signes calligraphiques en noir sont plus qu'une simple réminiscence de Kline... » Et pour cause, si l'on veut bien admettre qu'il ne peut y avoir de « réminiscence » de la part de celui qui fut le premier ! Peu après ma conversation avec Soulages en 1987, j'ai constaté à New York, dans l'une des salles consacrées aux expressionnistes abstraits par le MOMA, que deux grands Franz Kline des années 1952-53 étaient placés à côté d'un Soulages de dimensions modestes, de la deuxième moitié des années 50. Le tour était joué : le « petit » français apparaissait à l'évidence comme un épigone du « grand » américain...
Soulages, dans son récit, se souvenait avec fatalisme de la proposition que lui avait faite Betty Parsons à la fin de l'exposition de 1949 : « Restez ici Pierre, faites-vous américain, et je vous garantis une carrière exceptionnelle... » Soulages a refusé, il est resté français, charnellement attaché à sa terre du Rouergue. Certes, sa carrière a tout de même été brillante et, il y a dix ans pour son 90e anniversaire, le centre Pompidou lui a organisé une somptueuse rétrospective qui a été un véritable triomphe national (500.000 visiteurs). Oui, mais comme par hasard, aucun musée américain n'a souhaité reprendre cette exposition, et surtout pas le MOMA. Cela changera-t-il à l'occasion du centenaire ? On peut rêver ! Il serait pourtant grand temps de réparer une injustice d'autant plus efficacement organisée que tous les historiens de l'art conservateurs et autres curateurs, même en France, ont adopté le point de vue pernicieux d'Edward Lucie-Smith...
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