Les Nabis & le décor, RMN- Grand Palais / musée du Luxembourg / musée d'Orsay, 194 p., 39 euro.
Tout un chacun peut se faire une idée assez précise de ce qu'est l'impressionnisme. Mais ce n'est pas le cas pour les Nabis (le mot nabi vient de l'arabe, ou de l'hébreu nebbim, qui signifiait orateur ou encore annonciateur et qui, en français a pris plutôt le sens de prophète, d'illuminé). Tout aurait commencé par un tableau de Paul Sérusier, peint à Pont-Aven en 1888, à l'époque où Paul Gauguin avait un certain ascendant sur lui, Le Talisman, l'Aven au Bois d'Amour. Montré à Paris, il a suscité l'intérêt d'un groupe de très jeunes artistes, encore étudiants pour la plupart. Sérusier forme avec quelques uns d'entre eux le groupe des Nabis, où l'on trouve, entre autres, Ker-Xavier Roussel, Pierre Bonnard, Edouard Vuillard, Paul-Elie Ranson. Comme l'explique très bien Isabelle Cahn dans ce précieux catalogue, le groupe s'est constitué en se divisant en deux tendances. La première était spirituelle et poétique et tournait autour de la figure de Paul Sérusier, avec Maurice Denis, Jan Verkade, Charles Filiger, la seconde, étant plus intéressée à la représentation de la vie moderne, autant à la vie publique qu'à la vie privée. Il y a parmi eux Félix Vallotton, Vuillard, Bonnard, etc.. Ce cercle n'a pas eu une bien longue existence : on peut dire qu'il a déjà vécu en 1900. Mais ces quelques années ont suffi à faire connaître une partie d'entre eux et aussi à provoquer un changement assez profonde dans l'esprit de l'art le plus novateur. Pour raconter les faits avec de gros traits, disons qu'il a subi l'influence des impressionnistes, mais n'ont pas prolongé leur expérience comme l'ont fait les postimpressionnistes. ils ont plutôt tiré profit de certains procédés techniques, comme une manière particulière de disposer les touches, mais avec une très grande liberté et sans avoir les mêmes préoccupations que leurs aînés ; par ailleurs, ils ont mis l'accent sur l'aspect décoratif de la peinture, ce qui leur a permis de traiter leurs sujet sans complexe, ayant parfois une forme de schématisation qui aurait pu être celui d'une ébauche ; enfin, ils ont été sous l'influence du japonisme, admirant et « imitant » le style et la mise en page des grands xylographes japonais de l'ère d'Edo. Dans cette merveilleuse exposition, qui permet vraiment de comprend ce qu'a pu être ce petit groupe d'artistes, et dans ce catalogue indispensable, ont ne voit quasiment que de grands ensembles décoratifs, commandités par de riches collectionneurs comme Natanson, qui mettent bien en évidence, vues leurs dimensions, les caractéristiques de leurs styles et de leur esthétique. Regardons par exemple Le Grand jardin (vers 1895) de Pierre Bonnard : une dominante verte pour exalter le charme de la nature, de figures assez petites, peintes dans différentes tonalités, mais toujours avec du vert qui s'y insinue, même sur le vêtement de l'enfant qui est blanc, des formes stylisées en toute liberté, et pardessus tout, un réalisme relativisé : c'est un chant exaltant la beauté des scènes représentées, et aussi un genre de peinture qui se concentre plus sur les rapports de tons dans une facture qui se rapproche encore de l'impressionnisme, mais sans systématiser ses principes. Prenons maintenant la belle suite de tableaux de Vuillard qui montre diverses scènes d'intérieur de l'année 1895: il y a une dominante rouge très brun et surtout un fond où la tapisserie aux murs s'est métamorphosés en champ de fleurs très dense et très coloré. Là une femme joue du piano, une autre est concentrée sur son travail d'aiguilles, d'autres vaques à leurs occupations devant une large et haute bibliothèque : l'artiste a voulu mettre en scène le quotidien d'une maison bourgeoise sans autre sujet que ces occupations ordinaires, qu'il magnifie, sans nulle emphase. Le sujet est la beauté de ce quotidien d'une demeure aisée. Enfin, arrêtons-nous devant le cycle des saisons exécuté par Maurice Denis (1892) où des femmes évoluent dans un décor extérieur qui paraît presque irréel dont les couleurs sont relativement arbitraires et ne contribuent qu'à créer une harmonie idyllique qui ne fit qu'esquisser les caractéristiques des mois qu'il a choisi d'illustrer. Les formes sont là aussi très schématisées et procurent une sensation d'irréalité. Ce qui frappe aussi, c'est dans plusieurs cas, ces artistes se sont rapprochés de l'idéal de l'Art nouveau où la composition d'ensemble l'emporte sur le détail, qui n'est pas éliminé, mais n'est qu'un apport à l'harmonie de l'ensemble, quitte à beaucoup le simplifier ou le rendre abstrait. Ainsi, tout ce qu'on peut admirer ici nous explique de quelle façon a évolué le travail de ce groupe, qui n'a pas imposé un canevas précis, ne s'accordant au fond que sur des idées générales sur une vision de la peinture. En sorte que tout les rapproche et tout les distingue. Les tapisseries de Ranson, les éventails de Denis ne font que mettre encore plus en relief cette orientation. Cette dernière décennie du XIXe siècle est étonnement intense avec ces artistes qui, ensuite, vont mener leurs aventures indépendamment : si l'ont perçoit dans leurs créations les prémisses de l'Art Nouveau, on peut aussi deviner qu'elles annoncent le fauvisme. Mais elles ne sont pas une pure transition : elles constituent un profond changement d'orientation de la peinture, qui évoquent un sentiment religieux traduit dans des termes inédits ou une valorisation de la vie d'intérieur, qui l'emporte sur les personnages ou quelque thème que ce soit. C'est admirable et mérite vraiment d'être pris en considération, car c'est la première fois qu'une exposition (à ma connaissance) dévoile l'esprit des Nabis avant tant de force.
Vuillard, le temps détourné, Guy Cogeval, « Découvertes », Gallimard / RMN - Grand Palais, 144 p., 16 euro.
De tous ces peintres qui ont commencé leur histoire en fondant le groupe des Nabis, Edouard Vuillard (1868-1940) est sans doute resté l'un des plus célèbres avec Pierre Bonnard. Si son style a évolué au fil du temps, il est toujours resté fidèle aux idéaux qu'il a adoptés à ses débuts, quand il est devenu un décès singuliers Nabis. D'abord, quelques mots sur son histoire personnel. Il a étudié à l'Académie Julian, puis est admis à l'Ecole des beaux-arts de Paris, où il a pour professeur Jean-Léon Gérôme. En 1907, il a rencontré un marchand de tableaux, Jos Hessel, qui l'épaule. Il réalise, en plus de ses toiles, de grands ensembles décoratifs comme L'Album, pour l'hôtel particulier de Thadée Natanson, qui est exposé au premier salon de l'Art Nouveau chez Bing en 1895. Fidèle à ses engagements de jeune homme, il a continué à peindre des scènes de l'intimité domestique, donc tout le contraire de ce qui faisaient les jeunes créateurs la dynamique d'une peinture révolutionnaire. Tout en vivant seul avec sa mère, il a conservé les aspirations qu'il avait eues dès ses premiers pas dans l'art, aux antipodes de l'enseignement de Gérôme ! A part quelques scènes dans les jardins ou les parcs, il privilégie le huis clos dans le calme serein de chambres, d'appartements ou parfois d'ateliers de couturières. Il mène une vie assez retirés et correspond avec ses amis nabis mais ne mène pas un grand train mondain. Mais il parvient tout de même, ayant une excellente réputation, à s'imposer comme portraitiste de la bonne société du début du XXe siècle. Sa peinture évolue, en toute logique, mais ne change pas beaucoup ses centres d'intérêt. Il fait songer aux peintres hollandais de l'époque de Vermeer, qui élabore une peinture extrêmement sophistiquée dans des pièces confinées. Il y a bien des fenêtres dans ses toiles, mais ne remplissent que leur fonction initiale : faire entrer de la lumière -, elles ne révèlent jamais rien de l'extérieur. Il est de surcroît totalement insensible aux faits et gestes de ses confrères de l'avant-garde - ce qui est curieux car il a été l'un des avant-gardistes des années 1890 ! Son art pourtant n'est jamais de venu suranné. Une gageure au temps du dadaïsme et du surréalisme ! Guy Cogeval retrace avec beaucoup de pénétration son monde qui ne trouve d'écho que dans celui de Pierre Bonnard, qui a des conceptions assez similaires, un esprit commun et un style légèrement éloigné de sien, malgré quelques connivences.
L'Art commence où j'allume une cigarette, biographie de Marcel Duchamp, Marc Partouche, Hermann, 228 p., 24 euro.
Marcel Duchamp que de crimes esthétiques a-t-on commis en ton nom ! Et que de vaines spéculations sur l'art des dernières décennies a-t-on pu dévidées en se recommandant de toi, saint patron postmortem du conceptualisme ! Cet homme a été tout sauf un meneur d'hommes et un doctrinaire. Il a menée une existence d'artiste assez solitaire solitaire, que seul le surréalisme a pu légitimer. Son importance historique est indéniable, mais on s'est beaucoup trompé sur ses desseins. D'aucuns en ont fait une sorte de génie universelle du XXe siècle, à commencer par Jean Clair, aussi étrange que cela puisse sembler : il en a fait une espèce de Léonard de Vinci du modernisme. Mais des dizaines, des centaines d'interprétations, toutes plus absurdes les unes que les autres, allant jusqu'à l'ésotérisme, ont disséqué une oeuvre assez improbable. La biographie établie par Marc Partouche a le grand mérite de se limiter à l'essentiel -, c'est-à-dire aux faits. Grâce à son ouvrage, on peut suivre le parcours de l'homme des ready-mades sans la moindre littérature et sans interprétation oiseuse. C'est par conséquent un ouvrage indispensable aux amateurs autant qu'aux historiens d'art pour éviter de se tromper, d'être leurré ou de s'aventure sur un terrain miné. Tout dans ces pages est d'une exactitude parfaite et se résume au nécessaire et au suffisant ; le reste, il faut aller le chercher dans les monographies, les essais, les thèses. Il faut donc remercier l'auteur de nous avoir produit ce vadémécum des plus utiles, qui permet de savoir immédiatement ses faits et gestes, de connaître la date de ses créations et aussi de ses expositions. On peut aussi comprendre à quel point il a fui les responsabilité de quelque nature que ce soit dans le domaine de l'art : il refuse tout. Il ne veut pas être une personnalité du milieu artistique, mais un individu qui propose des oeuvres qui n'en sont peut-être pas tout en l'étant malgré tout. Duchamp aime se travestir et ce n'est pas pour rien qu'il a inventé son double féminin appelé par ses soins Rrose Sélavy (et il a bel et bien posé en femme). Voilà donc une excellente contribution à l'histoire d'un mythe qui a la vie dure -, très dure !
Une histoire de l'art en quatre couleurs, Ben Street, Hazan, 96 p., 12, 50 euro.
L'heure présente est aux livres de vulgarisation. Ce phénomène est proportionnel à la fréquentation de plus en plus extraordinaire des muses les plus importants (le musée du Louvre reçoit 10 millions de visiteurs par ans !). Celui-ci se différentie des autres car il offre une autre façon de présenter la question de l'art. L'auteur a choisi quatre couleurs, le bleu, le rouge, le vert et puis l'or. Chaque fois, il a pris pour exemple douze tableaux qui illustrent l'évolution des significations de chacune d'entre elles à travers le temps de l'histoire de l'art. Ai fond, ce n'est pas une mauvaise idée car elle permet de comprendre que la couleur a changé et a eu d'autres valeurs selon les époques considérées. Bien sûr, ce ne peut être qu'un survol rapide, mais qui suffit à comprendre que la couleur n'est pas là seulement pour des raisons décoratives ou, plus récemment, pour des raisons d'harmonies. Pour le rouge, par exemple, il part d'Andrea Masaccio et un Sant Jérôme qu'il a peint vers 1428, ce Père de l'Eglise étant représenté comme cardinal (ce qu'il n'a jamais été !) et donc portant un vêtement rouge. Et puis il passe par Philippe de Champaigne, Vèlazquez, Raphael, pour en terminer avec Kazimir Malevitch et Mark Rothko. Il commente ses choix avec des commentaires précis, qui ne sont pas sommaires. C'est là une façon d'enseigner la peinture ancienne et moderne qui est en mesure d'éclaire le profane et d'aiguiser sa curiosité, dans une perspective intrigante et cependant éclairante. Je pense donc que ce livre est très utile et en plus d'une lecture attrayante. Le texte est ainsi riche pour donner l'envie de regarder un tableau avec un oeil neuf et en ouvrant des perspectives qui ne sont pas toujours prises en considération par celui ou celle qui découvre une oeuvre sans savoir beaucoup sur ses conditions d'existence et son élaboration. C'est une bonne initiation à l'examen des oeuvres d'art.
La Douleur de Baudelaire, Giovanni Dotoli, Hermann, 494 p., 35 euro.
Dans son avant-propos l'auteur nous avertit : son livre est le fruit d'une longue recherche, l'oeuvre de toute une vie. Baudelaire est sa passion exclusive. Son propos a été de scruter la poésie et aussi l'existence du grand homme dans une optique différente de celle qu'on a pu choisir jusqu'à présent. Pour lui, c'est la douleur qui serait la clef de cette quête poétique, qui a choqué en son temps et qui demeure unique et bouleversante encore aujourd'hui. Mais loin de lui l'intention de critiquer ceux qui, avant lui, ont analyser cette oeuvre marquante de la littérature du XIXe siècle, tels Pierre-Jean Jouve, Jean-Paul Sartre, Georges Bataille, Walter Benjamin ou encore Walter Benjamin (je me limiterai à ces quelques noms). Au contraire, il les cite abondamment. Mais le déplacement de son optique, en choisissant la douleur comme axe principal, modifie profondément la façon dont on peut la considérer. Son livre est classé par thème et l'on trouve aussi bien le mal, la malédiction, la sexualité, qu'un découpage anatomique du corps du poète. Il examine aussi bien les travaux d'écriture que les vicissitudes de son existence à travers sa correspondance et ses textes en proses. En le lisant, on comprend une chose curieuse : sa correspondante à laquelle il se livre le plus est sa mère. La femme du général Aupick est celle à laquelle il s'adresse avec le plus constance et aussi de la façon la plus intime. Celle-ci a une place éminente dans sa vie, mais aussi dans ses réflexions. Si les femmes ont un rôle majeur dans ses poèmes, il y a aussi la douleur profonde de cette maladie dont il ne parvient pas à guérir et qui le mine. Avant toute considération métaphysique, il y a cette considération médicale qui est incontournable et qui l'a meurtri jusqu'au fond de l'âme. Sa vie amoureuse est un drame. Et donc n'a fait qu'accentuer cette sensation douloureuse qu'on retrouve dans presque tous les sujets qu'il aborde. Cette étude, au-delà de cette thèse vraiment crédible, est une énorme et passionnante encyclopédie du monde baudelairien. En effet, elle est indispensable pour tous ceux qui veulent découvrir les arcanes les plus secrets d'une poésie novatrice, qui rompt avec pas mal de conventions de son époque. C'est écrit avec clarté, en étayant chaque étape de son raisonnement par des citations abondantes et éclairantes. Il explique aussi avec sagacité cette relation étroite qu'il a établie avec Edgar Allan Poe, qu'il va jusqu'à considérer comme son double et à traduite ses nouvelles La pensée de Giovanni Dotoli a le mérite d'être cohérente et limpide. Chaque chapitre apporte sa pierre à cet édifice colossal. En sorte que son ouvrage doit désormais figurer en bonne place dans un rayon de bibliothèque où l'on trouve Les Fleurs du mal et Fusées. Sans l'ombre d'un doute.
Van Gogh le suicidé de la société, Antonin Artaud, Editions Allia, 80 p., 6, 50 euro.
Ce long poème sulfureux (je le considère comme tel, même s'il est contaminé par de copieux passages en prose) a connu un destin étrange dans l'histoire de la littérature du siècle dernier, car Antonin Artaud ayant été interné dans un asile d'aliénés, on a voulu souvent faire une analogie entre sa folie et celle qu'on a attribué volontiers au grand peintre. Il faut savoir que cet ouvrage a paru en 1946 après une très longue période d'internement et qu'il constitue sa dernière grande oeuvre avant de mourir. Celle-ci est loin d'être la production d'un homme qui aurait perdu la raison. On y retrouve ce qui a fait la qualité de sa poésie des années vingt et trente, mais quelque chose encore en plus. Il n'évoque pas tant le suicide de l'artiste à Auvers-sur-Oise (désormais mis en doute par certains chercheurs, qui pencheraient pour un stupide accident de chasse) - « Van Gogh n'est pas mort d'un état de délire propre », affirme-t-il d'entrée de jeu dans le post-scriptum de son introduction -, mais plutôt la poursuite effrénée d'un absolu qui logeait au fond de son être et qui l'a conduit à repousser radicalement les frontières de la peinture. Il convient en fait de lire et le poème et le commentaire qui sut qui est remarquable et qui éclaire son propos. Artaud a été le premier à vouloir faire sortir Vincent Van Gogh de cette légende, sans nier la fragilité de sa santé mentale. Mais, quoi qu'il en soi, ce n'est pas pour lui l'oeuvre d'un fou. Sans doute l'auteur du Pèse-nerfs a-t-il vu en Van Gogh un alter ego, mais il n'a pas développé cette analogie, il l'a seulement ressentie et fait ressentir au lecteur, même s'il fait état de son long séjour en hôpital psychiatrique. Il faut tout de même comprendre qu'il a vu en lui un visionnaire de l'art pictural, qui a ouverte les portes « de la peinture peinte, ou plutôt à la nature non peinte ». Ce qui frappe dans ces pages, c'est qu'il mélange la poésie et la prose et apporte des documents pour étayer sa perception du personnage, comme quelques extraits de lettres. C'est un livre mémorable, qui n'a pas pris une seule ride, et qui est, en plus d'une belle prouesse littéraire, une apologie de la quête artistique sans frein.
Cité de la nuit, John Reechy, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Maurice Rambaud, Gallimard, 592 p.,
Quand ce livre a paru en 1963, il a connu un succès immédiat et a été traduit dans de nombreux pays. C'était le premier roman de John Rechy (né en 1931 au Texas) on ne peut s'empêcher de le comparer à un autre roman, paru quelques années auparavant, Sur la route de Jack Kerouac. Il y a un point que les rapproche : 'est que l'action se déroule dans tout l'immense territoire des Etats-Unis, de New York à Los Angeles. Tour le reste les oppose : un style beaucoup plus sage, moderne sans doute, mais avec un tonalité classique, une saga qui est parfois aussi délirante, mais racontée de manière posée, et puis le fait que le héros semble être l'écrivain lui-même. Ce qui distingue ce livre de celui de Kerouac est aussi son sujet : l'homosexualité. L'auteur, au cours des pérégrinations de son héros, ce « yougman » comme il l'appelle, raconte des rencontres, des destins de ces personnes qui ne sont pas regardées comme les autres et sont l'objet d'un ostracisme parfois violent. Il dépeint avec beaucoup de verve une faune qui se retrouve aux marges de la société, avec toutes les nuances possibles de cette exclusion. Son livre n'est pourtant pas de caractère sociologique : il peut être savoureux, drôle ou tragi-comique selon les cas évoqués. Il se lit avec plaisir, même si l'on y ressent une grande amertume. Il n'a pas le ton froid et presque objectif de Queer de William S. Burroughs (écrit bien avant, mais publié bien après), même s'il a pour objet de brosser un tableau aussi vaste et diversifiée de cet univers transgressif. Il a encore aujourd'hui toute sa valeur, non seulement pour la défense des droits des homosexuels, mais aussi pour sa dimension littéraire, car son réalisme de surface est accompagné par une imagination très vive. Nous ne devons donc pas le regarder comme un précurseur, mais comme un auteur qui a ouvert la voie d'une littérature engagée, mais capable de capter l'attention du lecteur par sa richesse et l'enchaînement cocasse et parfois terrible des histoires qui y sont rapportées avec maestria.
Hétérotopies musicales, Franck Jedrzejewski, préface d'Hugues Dufourt, Hermann/ GREAM, 670 p., 38 euro.
Sous-titré « modèles mathématiques de la musique», cet ouvrage très savant n'est hélas pas du tout à la portée de tous. On le sait, la musique a partie liée avec la mathématique, et cela depuis ses origines : on peut remonter à Pythagore. Et cet état de fait n'a fait que s'accentuer ces dernières décennies. La recherche musicale est allée plus en plus loin dans l'exploration des possibilités formelles que cet art peut atteindre. L'auteur s'est attaché à montrer comment les musiciens peuvent la conceptualiser en offrant des modèles mathématiques qui sont d'une réelle complexité. Son propos ne se limite pas à exposer les rapports entre art et science. C'est plutôt de comprendre comment ce rapport peut se développer dans des directions souvent différentes et parfois contradictoires. D'où le titre d'Hétérotopies, mot qu'il emprunte à Michel Foucault, pour faire comprendre la nature de sa réflexion. En sorte que la musique, comme création moderne, a toujours plus besoin de modèles pour avancer dans sa pensée spéculative. Hughes Dufourt souligne nettement dans sa préface : « La musique peut alors se penser comme un champ continu de transitions et d'échanges ou à l'inverse un champ accidenté de ruptures de symétries». Pour se faire, le musicien a recours aux aspects les plus novateurs des mathématiques afin d'aller en quête de ce qui peut sous-tendre une pratique qui s'éloigne sans cesse des conceptions classiques. De plus, il est évident que les genres de musiques qui découlent de ces expériences se ramifient considérablement. Olivier Messiaen a été l'un des pionniers en ce domaine. Franck Jedrzejewski fait remarquer qu'il y a eu très tôt un débat entre les tenants de l'harmonie (qui se réfèrent d'abord au goût) et ceux qui se repose sur les principes pythagoriciens. Il explique comment la musique s'est imaginée dernièrement : les uns s'interrogent sur la physique du son, d'autres sur son développement dans l'espace. Il traite, par exemple, des principes de l'atonalité ou des théories modales, mais aussi de l'improvisation. Malheureusement pour nous, il ne nous est possible que de lire ses considérations introductives : tout ce qu'il explique est traduit dans le langage mathématique. Cet ouvrage, dont le sujet est vraiment passionnant, est réservé sans appel aux seuls lecteurs pourvus de connaissances scientifiques et musicales très poussées. Dommage pour nous.
De la liberté et de la servitude, François de La Mothe Le Vayer, postface de Lionel Leforestier, Folio sagesses, 94 p., 3, 50 euro.
Avant d'entrer dans le vif du sujet, encore faudrait-il préciser deux ou trois choses à propos de cet auteur qu'on a un peu oublié. François de La Mothe Le Vayer (1588-1672) est le fils d'un puissant procureur général du Parlement de Paris. Il a fait des études classiques et s'est diplômé en droit à la faculté de Poitiers. Il s'est vite fait un nom dans la capitale au sein du monde littéraire. Montaigne le cite en 1624 parmi les figures qui comptent en son sein. Mais on ne sait trop l'emploi qu'il occupe : il n'a repris que peu de temps la charge de son père après avoir été son substitut que peu de temps, ne se sentant pas apte pour le métier de robe. Il a voyagé et est entré dans le cercle très réservé de Richelieu. En 1620, il est des fondateur de la petite confrérie de la Tétrade avec Gabriel Naudé et Elie Diodati, en en faisant le groupe érudit le plus important de la première moitié du Grand Siècle. Il publie en 1630 son premier livre sous un pseudonyme (Orasius Tubero) ses dialogues faits à l'imitation (daté de 1505 !), sans même en avoir l'autorisation comme c'était l'usage alors et il l'a dédicacé à un personnage imaginaire. Après quelques petits ouvrages de caractère historique, il ne fait que renforcer sa position au sein des milieux intellectuels. En 1635, il est le secrétaire de l'ambassadeur à Rome ; en 1639, il publie ses Considérations sur l'éloquence française de ce temps et, un an plus tard, il est élu à l'Académie française. il écrit un traité sur la question de l'éducation en 1640 puis, entre autres, un Jugement sur les anciens et principaux historiens grecs et latins dont il nous reste quelques ouvrages publié en 1646. Il est nommé précepteur de Philippe d'Anjou en 1649, puis, en 1652 il est chargé aussi de l'instruction du roi. C'est en décembre 1653 que ses oeuvres paraissent en deux volumes. A l'heure de la retraite, déjà fort âgé, il achève ses Problèmes sceptiques (1666). Ses oeuvres en quinze volumes sont imprimées en 1669. L'année qui suit, il donne à son éditeur des Soliloques sceptiques. Ce n'est là qu'un résumé très succinct de sa carrière ! Le présent ouvrage a été mis sous presse en 1643 et c'est là un excellente introduction à sa philosophie, pure émanation de l'esprit libertin auquel il n'a jamais renoncé, s'y faisant le disciple d'Epicure et soulignant la condition du courtisan. Mais il n'était pas athée : il prônait un scepticisme chrétien. Bien entendu il est clair qu'il faisait écho à De la servitude volontaire de La Boétie. C'est un homme qui a voulu allier plusieurs écoles de pensée et qui n'a jamais eu peur d'aller jusqu'au bout de ses raisonnements assez éloignés des dogmes en vigueur, tout en parvenant à maintenir une certaine prudence. Un exploit en son temps !
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