Si l'on souhaite déambuler à travers la musique, la chanson de la deuxième moitié du XXe siècle en France et surtout à Paris, mais juste en regardant les portraits photographiques en noir et blanc, variés, drôles parfois ou émouvants, d'un certain nombre de ceux qui l'ont incarnée, commencer ainsi avec Juliette Greco, Mouloudji, les Frères Jacques ou Georges Brassens, et terminer par Thomas Fersen, Nicolas Frize ou les Rita Mitsouko, faire un bref crochet par la musique contemporaine (Boulez, Schaeffer, Dutilleux, Jolivet), un détour par le jazz, qui alors se jouait à Saint-Germain-des-Prés (Big Bill Bronzy, Mezz Mezzrow, Bill Coleman, Claude Luter), donc gratter un peu la nostalgie comme une vieille guitare et, en bon humaniste, se conforter sur l'harmonieuse cohérence supposée du microcosme musical, alors l'exposition Doisneau et la musique (jusqu'au 28 avril à La Cité de la Musique et au Musée de la musique), organisée en un parcours-promenade grâce à la scénographie de Stephan Zimmerli et Perrine Villemur, sur la bande-son originale de Moriarty, et conçue par Clémentine Deroudille, qui en assure la commissariat, à partir de cette équivalence amour pour la musique = amour pour les gens, cette exposition donc est tout à fait ce qui convient, fait plaisir... Mais si d'une exposition de photographie l'on attend tout de même plus que l'illustration d'un thème et, par exemple, mieux comprendre un rapport spécifique à ce médium singulier, voir les recherches formelles évolutives d'un photographe, alors cette exposition n'apportera pas grand chose. Mieux vaut le savoir d'emblée pour ne pas être déçu.
Clémentine Deroudille est aussi la petite-fille de Robert Doisneau et tout, dans cette exposition, semble fait pour nous rendre encore plus attachant le plus populaire sans doute des photographes français du XXe siècle. Or il se trouve que le photographe était aussi un littérateur, au style direct, empreint d'humour, d'argot et de poésie... Les citations qui émaillent l'exposition nous rapprochent de l'homme : « J'ai l'oreille complètement en friche pour le classique, mais la chanson m'aide. Dans la rue, vous sifflotez des petits airs qui vous donnent du courage », dit-il. Et parlant de Maurice Baquet, le violoncelliste et fantaisiste avec lequel il eut une longue collaboration amicale, il confie : « C'est un type avec qui je me sens tout à fait à l'aise. Ce n'est pas tellement le prétexte de faire un livre mais c'est surtout une bonne partie de rigolade ». L'amitié semble en effet le guide majeur du photographe : par exemple avec Jacques Prévert. Pendant des dizaines d'années l'un et l'autre s'attachèrent en toute complicité aux (petites) gens de Paris ou de sa banlieue... Cette amitié induit une tendresse et une drôlerie qui vont déterminer son rapport au modèle. Doisneau, qui aimait à se présenter comme « pêcheur d'images », fabrique surtout une image narrative, dont le sens reste assez ouvert pour qu'en dehors du rapport positif avec le modèle - difficile à remettre en question -, le regardeur puisse imaginer différentes suites à ce qui est montré. Il déclare ainsi : « Les photos qui m'intéressent, que je trouve réussies, sont celles qui ne concluent pas, qui ne racontent pas une histoire jusqu'au bout mais restent ouvertes, pour permettre aux gens de faire eux aussi, avec l'image, un bout de chemin, de la continuer comme il leur plaira... ».
Cette attitude, positivant le spectateur autant que le modèle (Steichen disait que « la vie est une chose merveilleuse, que les gens sont merveilleux »), constitue-t-elle la base de la « photographie humaniste » dont, un Brassaï, un Ronis, un Kertész dans les années 30 avaient posé les premiers jalons ? La grande exposition « Family of Man », organisée en 1955 à New York (puis présentée à Paris en 1956) par Edward Steichen, définit autant la « photographie humaniste » (dont Robert Doisneau est l'un des éléments les plus représentatifs) qu'elle en pointe, en creux, les limites. Cette idée que les gens sont au fond les mêmes tout autour du monde, formant une vaste famille de l'Homme, qu'il suffira de le suggérer à travers la photographie, reste plus un idéal éthique ou politique qu'une démarche esthétique prenant en compte les problématiques formelles différentes, voire opposées, de la photographie. L'article critique que consacra Roland Barthes à cette exposition de 1956 dans ses Mythologies, entre autres réactions, montre que cet humanisme-là, à l' « ère du soupçon » qui pointait, ou du structuralisme qui allait le récuser, n'était plus tenable. Et, en somme, la photographie contemporaine put naître aussi sur la base de cette récusation...
En évoluant dans cette exposition charmante Doisneau et la musique, on peut se faire aisément cette réflexion-là sur la photographie humaniste en général. Tous les éléments en effet s'y trouvent : de l' « humour fraternel » du promeneur philanthrope au Rolleiflex à sa conviction sincère qu'il existe un Humain général (tout comme il existe... la Musique), et qu'il convient donc d'en témoigner pour accomplir sa mission de photographe. Le visiteur peut bien sûr regretter, à travers l'amical Doisneau, cette époque consensuelle, sans doute quelque peu mythifiée. Ou alors considérer que Robert Doisneau et la « photographie humaniste » ont, sans l'avoir voulu, fétichisé l' « humain », l'ont réduit à des anecdotes, à des personnages sympathiques et rassurants. Et bref que cette exposition-promenade finalement ne va pas bien loin.
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