L'Ecole des Beaux-Arts de Paris, devenue musée national, possède quatre dessins de Léonard dans son immense collection : elle les montre en ce moment parmi d'autres travaux sur papier de la renaissance italienne dans le cabinet des dessins Jean Bonna (jusqu'au 19 avril). L'un d'eux est une merveille essentielle qui aide à comprendre la genèse du premier véritable chef d'oeuvre (inachevé) du jeune maître de 29 ans. Il s'agit de la Feuille d'études pour l'Adoration des mages (plume et encre brune sur tracé préliminaire à la pointe de plomb, 17, 9 x 26, 3 cm). Nous sommes en 1481, Léonard a déjà peint la Madone Benois du musée de l'Ermitage. Sa charmante Sainte Vierge s'apparente alors à la tête de l'ange qu'il a peint pour le Baptême du Christ de Verrochio : même ligne de lyre du visage, même menton avancé ; quant à sa coiffure, elle est directement empruntée à Verrochio dont l'influence est encore grande. Pour son Adoration des mages commandée par les moines augustins du monastère de San Donato à Scopeto près de Florence, Léonard va être lui-même. Sa nouvelle Marie porte une coiffure considérablement simplifiée, elle a le front haut et pur, et surtout elle ne rit plus. Son sourire empreint d'une sereine et douce mélancolie annonce les futurs inimitables sourires léonardesques.
Mais surtout, pour cette prodigieuse Adoration du musée des Office qui défie le regard des spectateurs par sa richesse iconographique et sa complexité, Léonard a décidé de renouveler complètement le thème. Il veut retourner aux sources du christianisme, aux Evangiles, aux Apocryphes et « tout redécouvrir » comme l'a écrit André Chastel. Il lui faut rendre compte de la grandeur de l'évènement : cette Epiphanie est à l'origine d'un bouleversement complet de l'histoire du monde. D'innombrables figures devront le signifier autour de la Vierge et l'Enfant, et Léonard les a cherchées dans une vingtaine de feuilles d'études, dont celle-ci. Il les a cherchées en appliquant sa devise : « Hostinato rigore ». L'important pour lui est moins la représentation des mages eux-mêmes, que les figures symboliques exprimant le bouleversement entraîné par la naissance de Jésus. Aucune de celles tracées sur la feuille (d'abord à la pointe de plomb, puis à la plume) ne sera reportée telle quelle sur le tableau. Cependant on voit, à gauche, un homme nu les bras croisés qui médite : c'est le même, habillé, que l'on reconnaît à l'extrême gauche du tableau des Offices : saint Joseph ou un philosophe selon les auteurs.
De même, deux groupes de figures, au centre de la feuille et à droite, lèvent les yeux ou le bras : ceux-là observent l'étoile qui a guidé les mages et s'est arrêtée au dessus de la crèche. Les uns et les autres constituent de la matière première en vue du tableau. Kenneth Clark a insisté sur le fait que Léonard procédait par transformations successives des thèmes. Les feuilles d'esquisses telles que celle des Beaux-Arts constituaient à ses yeux des « excavations de pensées sorties de terre » et étaient pour lui « ce qui nous renseigne le mieux sur son art ». Dans la préparation de l'oeuvre magistrale des Offices, réalisée en sept mois de mars à septembre 1481 et laissée inachevée (ce sera une habitude chez le maître), il n'y a pas de rupture entre les idées jetées sur le papier et leur mise à l'épreuve, dans le tableau, à la pointe du pinceau. Chez Léonard, les moyens entre mode graphique et peinture étaient absolument solidaire les uns des autres. L'Adoration des mages est un chef d'oeuvre, né notamment dans la feuille exposée quai Malaquais. C'est un grand privilège et une émotion rare que de pouvoir la contempler de près.
www.beauxartsdeparis.fr
|