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[verso-hebdo]
14-03-2019
La chronique
de Gérard-Georges Lemaire
Chronique d'un bibliomane mélancolique

Léonard de Vinci, Daniel Arasse, Hazan 448 p., 28 euros.

La réédition de ce livre magistral de Daniel Arasse (il avait paru dans un autre format en 1978, puis remanié et republié plusieurs fois) à l'occasion de 500e anniversaire de la mort de Léonard de Vinci offre l'occasion aux uns de découvrir ce travail de recherche absolument remarquable et, aux autres, de le relire. C'est sans doute le meilleur ouvrage écrit sur l'artiste italien jusqu'à cette date. Ce n'est pas une biographie, mais une étude approfondie de tous les domaines qu'il a pu aborder. Il est rare en effet qu'un auteur puisse embrasser tous ces domaines avec une égale compétence. Arase a souhaité allez jusqu'au fond des connaissances qui se sont accumulées à son sujet et, ensuite, de tenter d'en faire une synthèse moderne. Il faut admettre qu'il y ait parvenu avec maestria. De plus, son ouvrage copieux est écrit avec style et aussi avec clarté et concision. Il ne se perd pas dans de périlleuses conjectures. Il s'appuie d'ailleurs sur les recherches de ses prédécesseurs, s'appuie sur elle et les discute. Il n'avance rien qui ne soit vérifiable. Il va de soi que les travaux de Léonard, que ce soit dans la peinture ou dans les sciences ou les techniques ne sont pas toujours évidents à cerner. Il est clair que, pour ne parler que des tableaux, une part de mystère peut subsister pour toujours. Mais il est aussi vrai que la somme de ces études a permis de progresser sans cesse vers plus de certitudes. Il commence par parler de l'autoportrait de Turin, ce qui l'a incité d'ailleurs à méditer sur les facettes très complexes de sa personnalité mais également sur l'impression qu'il a pu graver dans l'esprit de ses contemporains : d'aucuns ont pu affirmer qu'il aurait servi de modèle pour son Platon dans L'Ecole d'Athènes. Cette unique autoreprésentation a autorisé bon nombre de spéculation, tout autant que ce qu'a écrit sur lui Giorgio Vasari. On a fait de lui, quand on a redécouvert ses Codex, un savant et un ingénieur, ce qui est assez exact. Mais quelle a été sa véritable culture ? A plusieurs reprises, le grand peintre s'est décrit comme un illettré. Sans doute a-t-il souffert d'un complexe par rapport à ses pairs qui étaient souvent de fins connaisseurs de la poésie et de la philosophie, d'aucuns écrivant, comme l'a fait, par exemple, Michel-Ange, qui est un grand poète. D'autres encore se sont consacrés à l'étude approfondie de l'histoire récente de l'art comme Vasari avec ses Vies. En tout cas, il ignorait le latin, cela le peinait - peut-être même l'a complexé -, et cela a pu constituer un obstacle. Mais il est impossible de tirer des conclusion à partir des écrits, souvent chaotiques ; et le Traité de peinture qu'on lui attribue a été mis en ordre et rédigé par l'un de ses disciples : les idées sont bien de lui, mais l'oeuvre n'est pas sienne. C'est une excellente et scrupuleuse compilation. Daniel Arase nous entraine ensuite dans l'atelier de son maître, Andrea Verrocchio - et quel maître !- où il est entré en 1460. On comprend à quel point il a suivi son enseignement pour ensuite le dépasser ; Daniel Arase explique que Léonard a été un autodidacte qui a été capable de combler une partie de ce qu'il ignorait et d'exceller dans de nombreux domaines. Il est parvenu à explorer une grande partie de l'univers sensible de son époque et aussi à repousser les frontières du savoir (il n'innove pas beaucoup dans la sphère de l'anatomie, mais non seulement affine ce qu'on a pu observer avant lui et a même été en mesure de se révéler un pionnier dans l'examen du système nerveux. Il s'attache enfin à mettre à bas tous les mythe qui l'entoure, comme celui de La Joconde, Mona Lisa, qui était l'épouse de Lorenzo del Giocondo, - un portrait que ce dernier lui a commandé en 1503, peu après qu'il aie quitté le service des Borgia. Mais on ignore pourquoi ce portrait n'a pas été remis au commanditaire -, peut-être, à son habitude a-t-il pris trop de temps à l'achever. Oui, bien sûr, il y a encore beaucoup d'ombre dans l'existence et dans l'art de cet homme d'exception, qu'on a tant admiré qu'on a voulu le faire mourir dans les bras de François Ier ! On ne peut se passer de ce travail à la fois pointilleux et imaginé avec le souci de le rendre accessible à quiconque éprouve le désir de mieux connaître l'auteur de La Cène.




L'homme en perspective, Daniel Arase, Hazan, 336 p., 25 euros.

En 1987, Hubert Damisch avait publié L'Origine de la perspective, un ouvrage théorique qui avait pour objectif de comprendre comment s'est imposé ce mode de représentation du réel qui a révolutionné l'art pictural. Plus tôt, en 1978, tôt, Daniel Arase avait écrit L'homme en perspective, un ouvrage d'une toute autre nature. Ce dernier n'a pas cherché à expliquer les mécanismes spéculatifs qui ont abouti au triomphe de la perspective. Il s'est employé à comprendre les différents mobiles qui ont soutenu cette volonté d'illusion, donnant le sentiment aux spectateurs de retrouver dans la peinture les sensations visuelles qu'il a dans son expérience commune. Et ces raisons fondatrices sont nombreuses. Il commence par expliquer que le tableau et surtout la fresque sont désormais un espace scénique où l'artiste a le désir de retrouver le sens de la réalité. Cela est la conséquence de nouvelles connaissances scientifiques, mais aussi de la rivalité de la peinture et de la poésie, la métamorphose de l'architecture, etc. Il ne fait pas un cours d'histoire linéaire, mais montre de quelle façon l'espace plastique a pu se métamorphoser et dans quelles conditions. Il part des grands artistes de la fin de la période qu'on a dénommée, plus à tort qu'à raison, le gothique international, faute de savoir comment la situer entre le Moyen Âge qui s'achève et le début de la Renaissance. Ce choix est important, car il peut intégrer à son discours des artistes qui n'utilisent pas encore la perspective ou pas complètement, comme Simone Martini ou Pisanello. Pour lui, les principes de l'optique et de la géométrie ne suffisent pas, et de loin, à expliquer cette mutation radicale, qui est passée par différents stades et en fonctions des diverses écoles et même des individualités, qui se sont fait une certaine idée de leur pratique et de leur esthétique. Il n'y a donc pas une marche en avant mécanique, mais la confrontation de nombreuses expériences qui ont pu contribuer à la conception d'une idée de la peinture qui n'a pas cessé de se remettre en cause. Il montre, par exemple, que le célèbre Cortège des rois mages de Benozzo Gozzoli (1459) indique bien une profondeur, mais qui n'est pas linéaire. Arasse nous incite à la plus grande prudence pour ne pas généraliser trop vite ce qui fait la grandeur de l'art de la Renaissance italienne. Chaque centre, chaque école se forge une orientation particulière. A la fin, c'est Florence qui l'emporte, mais toujours avec toutes sortes de nuances. Les commentaires qu'il apporte à chaque oeuvre présentée dans ces pages est donc un appel à l'observer sous un angle de vue particulier, qui en fait ressortir l'originalité, à l'opposé de lois trop générales. On admet volontiers les contrastes de styles, mais beaucoup moins les très sensibles et déterminants écarts théoriques entre tous ces centres culturels où la peinture s'est développée. En plus des commentaires, il a su mettre en avant les soubassements qui ont favorisé une modification profonde de la construction de l'espace. Les métamorphoses de l'iconographie ont été l'un de ces facteurs fondamentaux. En somme, Daniel Arasse a voulu que la culture de la Renaissance soit perçue autrement et avec un sens plus aiguisé de la critique et de l'exploration de ce qui en fait l'incroyable vitalité intellectuelle et esthétique. C'est une volonté de rompre avec tout ce que l'histoire de l'art a pu nous enseigner, en introduisant toujours une notion de progrès et non d'expérimentation toujours plus osée.




Eureka, édition de Jean-Pierre Bertrand & Michel Delville, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Charles Baudelaire, Folio classique, 288 p., 7, 40 euros.

Qu'Edgar Allan Poe fut un auteur des plus étranges est un truisme, qui a le défaut de nous faire oublier d'une part son génie littéraire, et ensuite sa relation extraordinaire avec les sciences. A l'origine, ce texte a eu deux sous-titre : "A Prose poem" et puis "An Essay on the Material and Spiritual Universe", ce qui paraît une contradiction assez surprenante. Il a paru en 1848 (un an avant la mort de l'auteur) et était la refonte d'une conférence qu'il avait tenue à la Library Society de New York. Il y discute la relation de l'homme avec le monde qui l'entoure, mais aussi avec le divin. Toutes ces considérations jusqu'alors inédites sous sa plume. Il considère Dieu comme un auteur. Il a aussi dédié ces pages au grand naturaliste allemand Alexandre von Humboldt. Ses conceptions parfois visionnaires ont été médiocrement reçues à son époque. Il faut dire qu'il y propose l'idée que l'univers est bien en expansion, mais qu'il va aussi vers sa chute finale car il est comme l'âme des individus qui, s'assimilant à Dieu, peut à croire à son immortalité. Mais il n'en pense pas moins qu'il est parfait. Et la matière et l'esprit sont considérés comme participant d'une même essence. Il fait aussi un rapprochement entre l'art et la science. Une édition de 500 exemplaires a suivi, qui ne connut pas grand écho. Ce qui frappe dans ce curieux texte, c'est le mélange de science, de religion et d'esthétique. D'aucuns ont pu discerner dans ses considérations sur l'astronomie quelque chose de prophétique. Peut-être. Mais le plus difficile à démêler est ce qu'il énonce avec sérieux et ce qui serait du ressort d'une certaine mystification. En fait, c'est aussi et surtout un texte littéraire où l'écrivain a peut-être eu l'envie de mystifier ses lecteurs. Ce n'est pas un mystique comme William Blake, même si l'on a souvent parlé de transcendantalisme à ce sujet. Il faut ce souvenir de son premier sous-titre : un poème en prose. La conclusion de caractère métaphysique ce texte assez long sur la volonté divine de se reproduire à l'infinie, à légale de la volonté de chaque Soi de se reproduire sans fin, qu'il a déjà esquissé auparavant, est une sorte de paradoxe défiant toutes les hypothèses en théologie ! C'est d'une lecture passionnante et même si Poe n'est pas un savant, ses vues sur la Création sont fascinantes et permet à l'imaginaire de jouer avec les notions qu'il manipule.




L'énigme de la sphinx, Thomas de Quincey, traduit de l'anglais et postfacé par Boris Donné, Allia, 64 p., 3,10 euros.

Beaucoup d'entre vous ont certainement en mémoire les Confessions d'un mangeur d'opium anglais (1822) ou encore De l'assassinat considéré comme un des beaux-arts (1827) qui restent les textes les plus lus encore aujourd'hui de Thomas de Quincey (1785-1854). Mais son oeuvre est considérable et peut encore nous réserver des surprises. L'énigme de la sphinx (l'orthographe peut surprise, mais l'auteur a tenu au caractère féminin du monstre mythique). Ce petit essai a été écrit à la fin de 1840 et a été publié dans la revue de l'écrivain écossais James Hogg, auteur des Private Memoirs and Confessions of a Justified Sinner. Son objet ? S'interroger sur le mythe d'oedipe et du sphinx. Il est convaincu qu'il n'existe pas une seule réponse à la question qu'il pose à l'héros dépeint par Sophocle dans sa grande tragédie. Il insinue que cette histoire épouvantable est sous-tendue par la notion de péché, parce qu'elle soit inconnu dans le monde antique. Il procède donc à une relecture et surtout à une nouvelle interprétation de ce dialogue entre celui qui a tué son père et épouser sans mère sans le savoir et le monstre qui finit par se jeter dans les flots du haut de son rocher. Il y aurait selon lui une autre énigme au sein de l'énigme, et celle-ci serait oedipe en personne. En poussant son raisonnement, il indique que le malheureux héros est victime du fait qu'il n'a pas la conscience de ce qu'il est réellement et, en généralisant, il explique que tout à chacun ignore la plupart du temps sa part obscure. On ne peut qu'être intrigué par ces considérations, qui mettent à mal tout ce qu'on nous a enseigné sur la question. Il fait de l'homme sa propre énigme.




L'Age de l'innocence, Edith Wharthon, «  Domaine étranger », traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Sarah Fosse, Les Belles Lettres, 456 p., 14, 90 euros.

Quand Edith Wharthon publie ce roman en 1920, elle a déjà près de soixante ans et derrière déjà un grand nombre d'ouvrages. Ce livre lui vaut la reconnaissance du public et aussi le prix Pulitzer un an plus tard. D'une certaine manière le sujet qu'elle a choisi, qui se déroule à New York pendant le dernier tiers du XIXe siècle, est celui de son enfance : elle en effet née dans une grande famille newyorkaise. La facture de ce roman est aussi datée : elle n'appartient pas à l'époque où elle l'a écrit. Mais sans doute a-t-elle su jouer sur une vision nostalgique de cette Amérique policée, qui a son aristocratie et ses règles bien établie, loin de celles des Années folles. Tout le début du livre, qui met en place l'intrigue - les fiançailles et le mariage de Newland Archer, un brillant avocat, avec May Welland - est une description très vivante de cette époque qui l'a vue grandir. Elle y dépeint avec soin la vie mondaine, ce qui se passe à l'opéra ou pendant les grands bals, les relations qui unissent les familles de la haute société (une bourgeoisie très riche et conquérante, qui se donne des airs d'aristocrates), les codes qui règnent et les attitudes de ces personnes qui appartiennent désormais à monde exclusif. On a le sentiment qu'elle a souhaité reconstituer un univers depuis longtemps révolu comme cela a été le cas en France. Elle se sort fort bien de sa tâche et le récit n'est jamais ennuyeux : elle est désormais au sommet de son art d'écrivain. Elle introduit néanmoins une figure essentielle dans cette affaire : celle de la belle comtesse Olenska (la cousine de May), qui se place en porte-à-faux dans ce milieu si huppé et conventionnel en ayant quitté son mari sur deux pieds puis a divorcé). Elle le fascine, d'autant plus qu'il n'a pas épousée May parce qu'il éprouvait un amour sans borne pour elle, mais parce qu'il appréciât ses qualités et son charme. Il s'efforce d'oublier la comtesse, mais ne parvient absolument pas à le faire. Il la rencontre ensuite à Rhodes Island et songe à quitter May. Mais est-ce possible ? Ou le veut-il seulement ? Alors il veut faire d'Ellen sa maîtresse. Quand il finit par vouloir tout dire à sa femme, celle-ci lui annonce qu'elle est enceinte. Et Ellen part sur le Vieux Continent. Il renonce à sa passion pour assumer son rôle d'honorable père de famille. Voilà pour l'essentiel ; Pour certains critiques, L'Âge de l'innocence (dont le titre est sans doute inspiré par le tableau de Joshua Reynolds) est une version moins abrupte de son précédent roman, Chez les heureux du monde. Bien sûr, Edith Wharthon est critique à l'encontre de cette société bardée de principes et qui tient plus que tout aux apparences. Mais elle ne peut s'empêcher de jouer sur la tension entre le conformiste Archer et la farouchement indépendante Ellen. C'est d'ailleurs ce qui fait tout le sel de cette histoire d'amour qui échoue. Sans doute s'est-elle sentie plus proche de cette dernière ; mais elle n'a pas moins conservé un souvenir ému de New York après la guerre de Sécession.




Centre, Philippe Sollers, folio, 144 p, 6, 20 euros.

Ce livre de Philippe Sollers n'est ni un roman, ni une nouvelle et encore moins un essai. Comment pourrait-on le définir ? A la fin, le narrateur déclare : « Mes romans sont des liaisons de raisonnements. » Ce serait une bonne définition, même s'il n'est pas question ici de narration romanesque. Il se sert du narrateur qui est écrivain (sans doute lui-même) et de sa compagne, Nora (c'est d'ailleurs le prénom de l'épouse de Joyce si je ne me trompe pas), qui est psychanalyse. S'il s'interroge sur cette femme, qui existe dans une dimension assez différente de la sienne, mais il se sert beaucoup d'elle pour s'interroger sur le monde mis en place par Sigmund Freud. Une grande partie de ces pages lui sont consacrées et l'auteur explore toutes sortes de facettes de sa personnalité et de la poursuite théorique qui a été la sienne. Et il ne s'arrête pas là : il parle de sa fille, Anna, qui a poursuivi son oeuvre à Londres, à Jacques Lacan, et aussi à d'autres figures liées à la psychanalyse. C'est là un mélange subtil de spéculations sur cette recherche révolutionnaire et sur ceux qui en ont tenté d'en développer les thèses. Cela étant dit, le narrateur fait de nombreuses parenthèses, traite de la religion et du Vatican, évoque Rimbaud et l'astrophysique (il y a d'ailleurs de beaux passages sur ce thème). On ne progresse pas dans une histoire ni même dans une pensée. Tout progresse en spirale et il est fréquent qu'il revienne sur le même sujet, en prenant un angle différent. Il n'y a donc ici aucune prétention philosophique (ce qui n'exclue pas une pensée, mais qui n'est pas articulée autour d'une théorie) un cheminement qui nous fait rencontrer, au détour d'une réflexion, Copernic, Casanova ou Heidegger. Sans doute est-ce un peu déconcertant, mais on se fait vite à cette méthode idiosyncrasique, qui est une promenade intérieure, d'autant plus que les chapitres sont assez courts. Le lecteur n'est pas invité à apprendre ou à découvrir la vérité des personnages, mais à phantastiquer en compagnie de l'auteur qui avance dans son texte comme un dormeur dans son rêve. C'est le meilleur livre de Sollers de ces dernières années.




Une enfance de l'amour, Edith Olivier, traduit de l'anglais par Constance Lacroix, postface d'Hermione Lee, « Bibliothèque étrangère », Mercure de France, 240 p., 15 euros.

Je dois avouer que j'ignorais jusqu'au nom de l'auteur de ce roman ! Edith Maud Olivier (1872-1948), fille d'un évêque anglican, elle n'est pas scolarisée et étudie chez elle, puis va au collège à Oxford. Elle commence à écrire très trop et cet ouvrage, The Love Child, est le premier à paraître en 1927. Elle a aussi écrit des essais et des textes autobiographiques. Elle a été en son temps appréciée des milieux intellectuels anglais, de Cecil Beaton (qui affait son portrait) à Edith Sitwell. Connue en Grande-Bretagne, elle est restée totalement inconnue en France. L'histoire que développe cette fiction est presque paradoxale : à la surface c'est un roman assez conventionnel, qui ne semble pas offrir d'aspérité (on est très loin de Virginia Woolf !). Mais quand on progresse dans la lecture, on se rend compte qu'elle y a introduit quelque chose de singulier : le personnage de Clarissa, d'abord compagne de jeu de l'héroïne Agatha, n'est pas réelle. La petite Agatha, fille unique et qui se sent bien seule, s'est imaginée cette amie qui l'accompagne dans ses jeux et dans tous les faits de sa vie quotidienne. Plus tard, elle demeure célibataire et Clarissa est toujours auprès d'elle au point de devenir quasiment une réalité. Quand on prend conscience de cette dimension imaginaire, cette fiction somme toute assez conventionnelle prend une autre tonalité et aussi une autre saveur. On peut constater que ce sujet est curieux pour quelqu'un qui a été un des dix enfants de ses parents ! Quoi qu'il en soit, ce texte est plaisant et l'on finit par jouer le jeu et faire comme si Clarissa était bien vivante. Mais tout le reste de son oeuvre reste à découvrir !




Céline en chemise brune, Hanns-Erich Kaminsi, Allia, 96 p., 7 euros.

Ce petit pamphlet, virulent à souhait, je l'avais lu il y a bien longtemps. J'ai été ravi de le vous paraître à nouveau chez Allia, car j'en avais complètement oublié la teneur. J'apprends d'abord que ce livre avait paru en France en 1938 quand Hanns-Erich Kaminski (1899-1963), journaliste engagé dans la presse de gauche en Allemagne, s'est retrouvé en exil à Paris. C'est très intéressant car il parle au moment où Céline a mis de côté son oeuvre littéraire (couronnée de succès à l'échelle internationale) pour écrire ces trois fameux pamphlets, Mea Culpa, Bagatelle pour un massacres et Les Beaux draps, qui ont une tonalité antisémite, mais pas seulement : ils sont anti tout dans une sorte d'anarchisme délirant. L'auteur s'est amusé à faire la liste exhaustive de tout ce qu'il déteste et aussi celle de ce qu'il apprécie (beaucoup plus courte et de loin !). De toute évidence, l'auteur imagine les faits et gestes de l'écrivain : il décrit un voyage en Allemagne à l'invitation d'Adolf Hitler qui n'a jamais eu lieu. En fait, il veut démontrer que Céline avait adopté une position national-socialiste (ce qui est d'ailleurs faux), d'où le titre. Mais la satire ne manque pas de verve et de mordant, même s'il en fait un des supports inconditionnels de cette idéologie. Céline n'adhère à rien, n'épousant que certaines thèses qui ont des points communs. Peu importe : le livre souligne la nocivité de ces pamphlets (qui n'ont d'ailleurs pas un immense succès de librairie) ; je tiens à souligner qu'ils sont très mal écrits, ressemble beaucoup aux pages de La France juive d'Edouard Drumont parue en 1886 (on a parfois l'impression qu'il en a calqué et les thèmes et le style médiocre). A ce sujet, je me suis vraiment interrogé sur les intentions réelles de Gallimard, qui voulait rééditer ces trois ouvrages dont Céline a interdit la nouvelle publication dans son testament : cette annonce a provoqué des polémiques oiseuses. Je suis favorable à la réédition de ces livres, aussi mauvais soient-ils, car nous vivons dans un pays qui a aboli la censure. Certes, ce ne serait pas rendre justice à l'immense auteur qu'il a été, mais ce serait aussi montrer toutes les facette de sa personnalité qui, par ailleurs, n'est gère passionnante. L'homme Destouches n'est pas à la hauteur de Louis-Ferdinand Céline ! Son antisémitisme est aussi curieux : jamais un mot dans ses livres avant et après les trois misérables pamphlets ! Cela demeure un mystère. Les antisémites purs et durs de la collaboration n'ont pas voulu de lui dans leurs institutions ! Ils ne le considéraient pas comme un antisémite sérieux. Enfin l'affaire Céline est complexe et, quoi qu'il en soit, le livre de Kaminski mérite d'être connu car si une partie de ses propos sont le pur fruit de son invention. Il pointe le doigt sur une dérive idéologique qui n'est pas exclusivement le fait de Céline, mais d'une partie non négligeable de l'intelligentsia française de cette période. Mais lui, a contrario des autres, il en a plutôt manifesté une sorte de délire proche de la paranoïa et non pensé un instrument de propagande discriminatoire.




Le goût du printemps, Jacques Barozzi, « Le Petit Mercure », Mercure de France, 114 p., 8 euros.

La question peut paraître un peu vague et peu à première vue sans beaucoup d'originalité. Mais quand on ouvre le livre et le parcourt, on y fait de belles découvertes. Voici d'abord le texte Boccace extrait du Décaméron qui évoque un terrible printemps où la peste a fait des ravages épouvantables. Ce qui signifie que l'auteur l'a prise dans toutes ses acceptations possibles et pas uniquement comme la renaissance de la nature et ses charmes naturels. Et quand il veut que cette saison soit évoquée en tant que telle, il choisit un très beau texte de Bruno Schulz ou encore des passages du journal de Fédor Dostoïevski de l'année 1857 où il dépeint Saint-Pétersbourg après le rigide hiver russe. Joseph Roth parle du « printemps brun » de Berlin ; en somme, ici, c'est une évocation prophétique du terrible destin de l'Europe, qui s'est produit en cette belle saison. Il convoque aussi Milan Kundera pour parler du printemps de Prague en 1968 ou parle du mouvement féministe à partir de l'essai de Régine Deforges, A Paris, au printemps... au début de l'ouvrage, on croise Guillaume Apollinaire, Tennessee Williams qui nous entraîne à Rome, Maurizio de Giovanni, qui, lui, nous fait découvrir Naples dans toute sa splendeur. Alors, on se laisse prendre au jeu, car il y a des printemps idylliques et d'autres franchement tragiques. Cela constitue une bonne anthologie qui réserve bien des surprises et est loin de ressembler à une rédaction scolaire.
Gérard-Georges Lemaire
14-03-2019
 

Verso n°136

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