Dessins, 1960-2018, Daniel Dezeuze, Templon, / Skira, 320 p., 45 euros.
En dépit des apparences, les artistes contemporains sont souvent des séducteurs. Et comme il savent pertinemment qu'ils ont franchi les bornes (du bon goût, du beau, de l'admissible, du regardable, du supportable, que sais-je encore), alors il veulent compenser cette impression violente (et qui n'est pas fausse) en persuadant collectionneurs, conservateurs, simples amateurs et vagues critiques qu'ils détiennent quelque chose du feu sacré de la beauté venue des temps antiques ou d'autres horizons de la terre. Daniel Dezeuze est d'ailleurs tombé dans son propre piège avec la série des papillons qui auraient fait sourire Stéphane Mallarmé (le poète aux éventails) qui aimait pourtant leur légèreté et leurs coloris. Ils ont eu l'heur de plaire aux dames éprises de cultures modernes (mais pas trop tout de même) de nos provinces et continuent à leur faire - chose tout à fait à l'opposé de sa recherche, plus rude, plus âpre, plus difficile. Mais il lui fallait exécuter ce petit tour de séduction. Ce n'est qu'un détail secondaire, mais très révélateur d'un artiste qui a fait de la rigueur son motus. Il faut dire qu'en dehors de cette entorse à sa démarche, il a démontrer depuis le début qu'il avait choisi une voie étroite et donc difficile ; et même avant : j'ai eu l'occasion de présenter ses dessins qu'il a exécuté au Mexique quand il y est allé étudier, et il faut dire qu'il avait déjà chevillé en tête l'idée d'un art graphique qui aille bien au-delà de la déformation -, disons de la stylisation débouchant sur l'abstrait tel que cela s'est défini après Paul Cézanne. Il voulait créer des formes improbables, déconcertantes et surtout incernables. Et il faut dire que ses différentes expériences ont vite débouché sur ce qui est indiqué dans ce beau libre juste après la période dite Toronto avec ces dessins géométriques qui rappellent une sorte de calligraphie imaginaire ou alors des codex d'écritures intraduisibles à jamais, et toujours des formes décoratives et architecturales du passé (les colombages par exemple). Dezeuze est allé à l'extrême de ce que l'expression graphique peut encore exprimer à ses confins ; et pourtant, ces pages arrachés à un alphabet sauvage du fin fond des temps ou d'une recherche mathématique dans un espace bien peu euclidien. Et la série des Tragiques, grands papiers où il emploie toutes sortes de technique, allant de celle de la craie à celle de la mine de plomb, les confondant souvent, il atteint une force d'expression remarquable tout en abolissant le sujet. Il est passé de l'autre côté de ce miroir là avec une audace et une force peu commune pour s'affirmer l'un des maîtres de cet art du dessin dans les années 1980. Il n'a pas de système, ni même un langage occulte comme ont usé beaucoup d'artistes abstraits. Oui, sans doute, il a un coup de patte, une sorte de style qui le rend reconnaissable le plus souvent au premier coup d'oeil ; mais il demeure hermétique. La poésie qu'il écrit - c'est pour moi un grand poète - est du même acabit : elle est belle et pourtant ne nous fait aborder aucun rivage du sens ; sans doute a-t-il su toucher les cordes d'une harpe onirique, qui donne de la beauté à ce qui n'est ni audible, ni vraiment visible. Il transmue la nature, par la recomposition de ses éléments, par la refonte de ses genres, et la recréation de sa géographie physique, remplacée par une géographie purement sensuelle. La série baptisée Les Gnostiques rend parfaitement l'idée, cette fois avec des crayons colorés sur fond noir. Et son aventure graphique continue, et il parcourt le grand océan de on grand rêve en flibustier d'une culture qu'il tarabuste aux marges de l'histoire (les cathares, par exemple et tous ces hommes et ces femmes qui se sont détournés de la sainte église apostolique et romaine), de tous ces transgresseurs qui quitte le sentier de la foi bien soignée et bien rangée ; il y a en lui un anarchiste qui se cache et qui ne se révèle que dans le secret de son atelier. L'Enigme de Giverny est un beau titre de cycle (et aussi un cycle réussi en tous points), programmatique en diable : c'est lui qui impose qu'on se tienne à bonne distance d'un cercle magique et un peu dangereux et pourtant ludique où danse son esprit. Nous avons affaire à l'un des plus grands artistes de sa génération. Espérons que les amateurs d'art en prennent un peu plus conscience sans attendre. Ce catalogue est là en tout cas pour remonter tout le long fleuve de son existence d'artiste quand il a manié la mine de plomb et le fusain, la craie et le crayon. Son univers est sans doute hermétique, mais il a sa grandeur esthétique tout en jetant par-dessus les moulins les attributs dépassés de la beauté. Ce qui ne l'empêche pas d'inventer une autre beauté.
Pourquoi l'art anglais est-il anglais ? Nikolaus Pevsner, traduit de l'anglais par Lucien d'Azay, préface de Frédéric Ogée, « les mondes de l'art », Klincksieck, 228 p., 23 euros.
Le titre français de ce passionnant ouvrage de Nikolaus Pevsner ((1902-1983) ne correspond pas vraiment à ce que voulait dire l'auteur lorsqu'il l'a publié en 1956 ; en effet, il voulait parler de l'anglicité de l'art anglais, c'est-à-dire de son caractère intrinsèque et national. Evidemment, il faut faire usage ici d'un terme singulier, mais qui n'est pas un néologisme. Tel que la chose est formulée ici, c'est une sorte de truisme déplacé et sans objet. Comme le fait valoir l'auteur de la préface, Voltaire avait déjà fait remarquer ce désir profond de se distinguer dans ses lettres philosophiques, qui devaient d'aillent d'ailleurs s'intituler à l'origine Letters on the English. Sans doute pourrait-on gloser à l'infini sur le schisme provoqué par Henri VIII et surtout sur l'insularité de ce pays. Mais je ne crois pas que cela soit suffisant pour expliquer le phénomène. La France a souhaité et est parvenue à créer un genre d'art spécifiquement français au XVIIe siècle qui correspondait à une volonté manifeste de prendre aux Italiens leur suprématie incontestée depuis le début de la Renaissance (quoi que Flamands et Allemands aient pu atteindre pendant cette période une même excellence). Le préfacier fait remarquer que Van Dyck est venu travailler à Londres. Mais il n'a pas été le seul : Rubens y a laissé des oeuvres importantes et Holbein y a une influence non indifférente ! Plus tard Angelika Kaufmann et Henry Füssli ont introduit le néoclacissisme pour la première et le goût du fantastique pour le second. Et puis il ne faut pas oublier l'influence que la France a pu avoir pendant la seconde partie du XIXe siècle (et surtout Edouard Manet) sur un groupe d'artistes tels que Walter Sickert, Henry Tonks, Harold Gilman, Lucien Pissarro (le fils aîné de Camille), pour ne citer que quelques uns des artistes du Camden Town Group. Peu après Roger Fry et ses amis du Bloomsbury, Vanessa Bell et Duncan Grant sont dévoués à l'art de Cézanne. La situation est donc plus complexe qu'il ne paraît. Quoi qu'il en soit, Pevsner a donné à la BBC une série de huit conférences en 1955 qui sont réunis dans ce volume. Peu appréciées de ses collègues, elle constitue néanmoins une contribution importante à la compréhension de l'art anglais qui s'est souvent situé en marge de ce qui pouvait se faire sur le continent. Il commence par examiner la question de la langue, qui est montre à quel point l'anglais s'est éloigné de ses sources pour affirmer un caractère bien à lui. C'est déjà une façon de couper en partie les ponts avec l'étranger. Le premier exemple d'artiste qu'il a voulu donner est celui de William Hogarth, qui a refusé d'abonder dans le sens du grand genre et qui a aussi voulu décrire le monde qui l'entoure avec un sens de la caricature lui permettant de mettre en scène sa conception des " sujets moraux modernes ". Voilà en effet une manière de voir les choses qu'on ne rencontre pas en France ni ailleurs à l'époque sinon sur un ton très mineur. Joshua Reynolds, le premier président de la Royal Academy, est le second exemple qu'il a choisi d'exposer, bien loin du précédent, mais tout de même avec un souci d'être au plus près de la réalité ! Cela lui permet aussi de montrer quelle était alors la situation de l'architecture anglaise, qui avait une large tendance au conservatisme. Il poursuit cette réflexion dans le quatrième chapitre intitulé « l'art perpendiculaire », où il montre comment l'architecture anglaise a trouvé ses formes propres, parfois bizarres (comme, par exemple, ce goût exagéré pour la longueur des murs ou des rues. Ensuite, William Blake lui fournit l'occasion de montrer l'originalité absolue d'un art qui n'a aucun lien avec ce qui se faisait en son temps (fait discutable, car Blake s'était placé en marge de tout). Peut-être aurait-il dû ici parler des grands excentriques. Après quoi il met en exergue le rapport de Constable et de la nature, puis il met l'accent sur le pittoresque, qui est en effet une particularité notable, comme le prouve l'art des jardin et aussi certaines tendances de l'architecture ; mais il omet de montrer le génie de Turner, ce qui est des plus surprenant ! Les préraphaélites auraient mérité un chapitre entièrement consacré à leur recherche. Mais si ce livre a bien des défauts, il a aussi d'immenses qualités qui est celle de se pencher sur ce qui distingue un art national d'un autre et d'en analyser les raisons ; quand je l'ai lu pour la première fois pendant mes études, ce fut une révélation. Et je dois dire qu'aujourd'hui, l'ayant relu, malgré bien des réserves, j'y trouve encore et toujours bien des motifs de méditation sur l'expression artistique.
Rossini, Jean Thiellay & Jean-Philippe Thiellay, Actes Sud, 224 p., 19, 50 euros.
Gioacchino Rossini (1792-1868) a été un des géants de l'art lyrique européen -, et ce disant, je n'apprendrai rien à personne. Les auteurs ont tenu à souligner qu'il a été très vite oublié après son décès - et même déjà avant, il n'avait plus une réputation si fortement établie ; et puis, à l'inverse de Giuseppe Verdi, à qui on a voué un culte en Italie, sa figure s'est un tant soit peu dissoute et a été abîmée par toutes sortes de légendes. Ses oeuvres de jeunesse le rendent célèbre et son premier opéra, Demetrio e Polibio connaît un vrai succès en 1812. Il a out juste vingt ans ! Après sa formation musicale à Bologne, il se rend à Venise où sa farce comique en un acte, La Cambiale del matrimonio est applaudie au San Moisé en 1810. Il ne cesse de présenter des pièces nouvelles dans une ville et dans l'autre, toujours avec bonheur. Et quand La Scala a de Milan l'accueille, La Pietra del paragone est ovationnée. Stendhal remarque et admire son Tancredi au théâtre de la Fenice à Venise en 1813 et en fait l'éloge malgré quelques petits défauts. Il signe un contrat avec la Scala et des engagements lui sont proposés un peu partout dans la péninsule. Mais Le Barbier de Séville, présenté au San Carlo de Naples ne fait pas l'unanimité en 1816. La création d'un Otello lui fait oublié ce léger déboire (il faut savoir qu'à l'époque Shakespeare n'est pas encore la source d'inspiration intarissable qu'il a été à l'époque de Verdi). Rossini excelle dans le dramma giocoso, qui annonce l'opéra-comique. Mais il connaît un semi-échec à Naples avec son Arminda inspirée de La Jérusalem libérée, mais continue à produire des opere serie. A partir de 1818, il commence à produire de manière moins frénétique. Sa Semiramide d'après Voltaire est encore un succès en 1823 après avoir créé de quatre à cinq oeuvres par an ! Il est célèbre en Europe et vienne l'idolâtre autant que Londres. Mais c'est à Pris qu'il s'installe en 1824. Il est vrai qu'on lui propose la direction du Théâtre Italien. Et de nouveau, la réussite ne l'abandonne pas. Au contraire son Guillaume Tell, en 1829, est un triomphe. Après quoi, il entre dans une période de doute et il quitte Paris où il est pourtant adulé. Il n' y reviendra qu'en 1855 : le monde a changé et la Rossinimania a passé. Mais il n'en demeure pas moins le grand maître de la musique italienne même s'il doit désormais se confronter à Wagner et à Verdi. La seconde partie du livre est consacré à différents aspects de sa vie : son apparence physique, son penchant pour les femmes, sa gourmandise, ses choix politiques (il n'en pas été en tout cas le conservateur qu'on a voulu dépeindre). Les auteurs ont tenu à mettre à bas les idées reçues qui le concernent : ils ont voulu rectifier ce portrait fait de ragots et d'histoires arrangées et sans fondement. En somme, il nous fait découvrir un homme plus complexe, mais avec le problème qu'il existe peu de documents le concernant en dehors de sa correspondance. Rossini s'impose comme musicien, mais reste assez insaisissable comme homme. Cette monographie, aussi enlevée que sa carrière, nous apprend beaucoup sur ce qu'il a été et encore plus sur ce qu'il n'a pas été.
Lettre à Louis Calaferte, Valérie Rossignol, Tarabuste Editions, 80 p., 11 euros.
L'auteur présente son récit comme un rêve : elle rêve qu'elle écrit une lettre à Louis Calaferte, cet écrivain français né à Turin en 1928, qui a été tout à la fois romancier, dramaturge et poète. Et ce livre qu'il est en train de composer s'appelle L'Envers de septentrion (il est, dans la réalité, le créateur de Septentrion). Dès lors s'engage un dialogue que l'auteur s'invente entre ce que Louis Calaferte a entrepris dans sa recherche littéraire et ce qu'elle en retire ; elle voit la voir la chose ainsi : au commencement était la concupiscence. Cette considération peut surprendre et pourtant, pour tous ceux qui connaissent son oeuvre, l'affirmation n'est pas fausse : il y a chez lui l'idée d'une passion intransigeante qui renverse tout sur son passage. Il ne faisait pas partie de ces écrivains un peu hermétiques et surtout réservés. Tout au contraire. Il y a dans ses écrits une sorte de force dionysiaque, qui rien ne saurait contenir. Notre auteur souligne cette violence qui s'exerce en tous points. Faisant alternant de longues citations et des commentaires sur sa façon de prendre la vie à bras le corps, Valérie Rossignol nous fait pénétrer peu à peu dans l'univers de cet homme de lettres qui compose ce qu'elle appelle « une symphonie de l'âme «. Elle insiste sur les mouvements inhérents à sa constitution de son oeuvre (les renversements successifs par exemple) et décrit ses thèmes principaux, la misère venant en premier. Dans la seconde partie de l'ouvrage, elle fait valoir la dureté de sa pensée. Elle prolonge un dialogue avec l'écrivain qui n'est plus de ce monde et s'efforce de déplacer ses grandes orientations pour les mettre dans leurs justes perspectives : ce n'est pas le sexe qui est crucial, « mais l'appel dévastateur du désespoir «. Avec ces pages qui sont le fruit d'une enquête sans complaisance, notre auteur parvient à nous convaincre non seulement de lire Calaferte sans aucun préjugé, avec passion, mais aussi de découvrir cette vérité que renferment chacun de ses mots.
Psychologie de l'argent, Georg Simmel, traduit de l'allemand et présenté par Alain Deneault, Allia, 80 p., 7 euros.
Georg Simmel (1858-1918) a été philosophe et sociologue et plus encore. Sa pensée a eu une influence considérable, qui s'exerce encore de nos jours. En 1908, il publie un livre intitulé Sociologie, où il expose ses vues sur la société de son temps et sur le rapport que l'individu entretient avec elle. La conférence qu'il a donnée en 1889, sur la psychologie de l'argent, puis le court essai intitulé L'argent dans la culture moderne, paru en 1896, constituent l'amorce d'une philosophie de l'argent à sa manière. La question qu'il se pose est de savoir s'il faut prendre en considération sa valeur intrinsèque ou sa valeur symbolique. Le mépris que beaucoup éprouvent pour l'argent est qu'il est impersonnel et ne représente donc aucun intérêt en soi. Pour en comprendre le sens, il faut le placer dans une chaîne de nature psychologique. L'argent a été méprisé : saint François d'Assise avait décidé que son ordre ne devait rien recevoir sous forme d'argent. Mais aussi curieux que cela paraisse, une fois la convention acceptée par tous, l'argent est l'objet d'une croyance absolue due à sa neutralité ; la foi dans l'argent finit par avoir une dimension religieuse. Ce qui peut sembler un paradoxe. Dans le second essai, il insiste sur le fait qu'après le Moyen Age, les rapports changent du tout au tout car, au moyen de l'argent, tout est convertible. C'est alors une autre société qui s'édifie sur de nouvelles bases. L'argent dénoue les liens qui ont attaché les corporations les une ou autres, les artisans à leurs fournisseurs, etc. Il offre une liberté inédite. Le serf ne doit plus au seigneur des corvées ou des prestations matérielles, mais des impôts. L'évolution de la société va dans le sens de cette universalité. Pour lui, c'est aussi la traduction de l'évolution de notre culture : il voit dans la divisibilité toujours plus grande de l'argent, correspond à une médiocrité » croissante ce qui peut être acquis. De plus, Simmel, voit dans cette quête du bonheur par l'entremise de l'argent un signe tangible et peu engageant des idéaux cultivés par notre société. Ce sont des essais vraiment d'un grand intérêt et on aurait aimé que Simmel aille un peu plus loin dans ses spéculations !
Nuit chez la Femme-en-rouge, Isabelle Van Welden, Pont 9, 216 p., 19,20 euros.
Le Palais des archives, son premier livre paru chez Christian Bourgois éditeur en 2002 avait été pour moi une révélation : c'était un premier livre d'une qualité rare. Celui-ci a été conçu dans un esprit complètement différent. Il y a ici à la fois une grande vivacité dans l'écriture et aussi une pointe d'humour un peu noir. Un homme se rend à un rendez-vous et se retrouve dans la salle de l'attente. Là, il passe en revue les objets qu'il avait déjà vue les fois précédentes. Tout d'un coup il entend des cris qui proviennent de la salle de bain : il découvre la psychanalyste dans la baignoire, à bout de souffle, et il ne sait pas trop quoi faire pour la tirer de là. Mais la femme se calme et il peut partir un peu rassuré. En sortant, il croise sur le palier un homme qui lui ressemble comme deux gouttes d'eau. Devant la situation, ils ne savent trop quoi faire. Les secours ne répondent pas. Arrive une jeune femme qu'ils croient être la concierge, mais c'est une autre patiente. En désespoir de cause, l'homme va voir les voisins. Plus le récit avance, et plus il devient absurde, incohérent et surréaliste. D'autres personnages arrivent peu à peu, la Femme-flottante, la Fille-bondissante, l'Homme-qui-a-des-accessoires. Leur venue ne fait que rendre que grande la confusion générale. Impossible de joindre les secours. On décide donc d'emmener la psychanalyste aux urgences. Là encore, c'est la confusion la plus grande. Puis on la transporte de nouveau chez elle. Au fond, on n'est pas sûr qu'elle ait vraiment été hospitalisée ! Quoi qu'il en soit, on prépare des spaghetti, on sort le plat à paella, les voisins viennent s'enquérir de la situation. On apprend pas mal de choses sur l'histoire de l'immeuble. Le Femme-qui-chante-et-qui-enchante, qui demeure dans cet endroit, et qu'on entend sans la voir, s'amuse à manoeuvrer les poupées articulées. En somme ce que d'aucuns ont cru être une séance de psychologie de groupe ne s'étaient peut-être pas trompés ! A la fin, tout el monde s'en va ; On ne sait toujours pas ce qui s'est passé au juste ni même dans quel registre - celui de la réalité, de l'hallucination, du rêve, de la folie - a pu évoluer tout ce petit monde ; mais la farce était malgré tout crédible et assez proche de notre bizarre vérité.
La Banlieue du monde, Gérard Berréby, Allia, 160 p., 6, 50 euros.
Le lecteur sera surpris, tout du moins lorsqu'il lira les premières pages. En effet, Gérard Berréby a choisi la forme poétique plutôt que celle du récit pour lui communiquer ce qu'il avait l'intention de lui dire. Cette forme est-elle inadaptée ? Non, pas vraiment, mais elle ne correspond pas à ce à quoi on se serait attendu dans cette perspective. Mais la versification est un instrument tout aussi efficace que la prose et peut-être même plus puissant car chaque ligne porte son message propre et ensuite le lie au reste du texte, le métamorphosant nécessairement dans ce jeu. Et c'est à mon sens un excellent moyen d'échapper aux conventions éculées des genres. Nous sommes confrontés à un mode inattendu de traduite sa pensée et nous en sommes d'autant plus frappé : notre regard se fait plus attentif et mesure chaque fragment disposé par l'auteur avec une plus grande circonspection, qui se change bientôt en une sorte d'attraction irrésistible. Il est évident que Gérard Berréby a l'intention de frapper notre imagination et de nous faire voir le monde tel qu'en lui-même avec ses hautes doses d'effroi et de terreur. Mais loin de lui de prononcer un discours apocalyptique. Il veut révéler la vérité de cet univers dont nous faisons partie intégrante ; nous ne trouverons pas des accents héroïques ou tempétueux comparables à ceux de John Milton ou même à Walt Whitman. L'image qu'il veut nous restituer de cette Terre est ténébreuse, souvent amère, parfois critique. Mais elle n'atteint rarement un registre nihiliste ou mélancolique. On sent un esprit déterminé, prompt à lutter et faire front à ces calamités qui semblent être devenues notre pain quotidien. Il ne se lamente pas et ne fuit pas l'adversité. Il décrit le mal, l'absurdité, l'ignoble et l'impur, mais il n'en fait pas la source d'une "belle âme" frappée par tous les maux possibles. Pas de romantisme et pas non plus de sentiments d'abnégation ou de prostration. Ce qu'il nous fait découvrir, ce n'est pas que stricte réalité, qui peut blesser ou humilier, sans aucun doute. Mais l'écrivain ne plie pas devant cette vallée de larmes. Il ne se présente comme un désespéré ni comme un révolté, même si le désespoir et la révolte font partie de son caractère, mais comme un être capable d'observer les choses telles qu'elles sont, dans leur révoltante nudité. Donc rien de religieux ou de politique dans ses écrits, mais plutôt la volonté farouche de savoir prendre fait et cause pour une culture qui peut ne pas être contaminée par ces maux qui rend le tangible si odieux ; mais pas de transcendance pour autant ; voici comment il peut délivrer son discours : « sous haute surveillance / chaque parole est une offense / chaque geste relève du faux pas : le naturel tient du miracle (…) ». Ces quelques vers sont parfaits pour dévoiler son mal être. Il déclare haut et fort son malaise, mais ne renonce pas à la lutte. Sa terrible vérité se traduit par un déséquilibre évident, mais pas par un renoncement. Au contraire : il invente une autre façon de guerroyer en poésie. Je le répète : il ne veut pas être poète, mais veut la poésie comme arme pour combattre les aberrations dont il est la victime tout comme nous le sommes. Ni Lautréamont, ni Hugo, rien dans ses écrits recherche le formidable et le titanesque, mais rien non plus ne recherche le suave ou le lyrique. Nous sommes loin de la poésie telle que nous la pratiquons. Mais ce n'est pourtant pas une forme absurde et sans matérialité ; Si l'on ne trouve dans ces pages rien qui ne puisse ressembler à ce que l'histoire nous enseigne, il y a pourtant ici suffisamment de force et de pénétration pour nous faire comprendre où nous en sommes hic et nunc.
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