L'étymologie le rappelle, transgresser signifie passer outre, passer de l'autre côté. De quoi ? Des ordres, des lois, des codes, des interdits. La transgression peut rester dans l'imaginaire, puis elle peut être symbolique (ce qui, dans une société puritaine ou autoritaire, est déjà criminel), enfin la transgression peut faire effraction dans le réel. Et alors là, l'audace transgressive peut se payer très cher : le prix maximum, la vie... Des destins violents qu'il portait dans ses rêves puis à ses oeuvres, aux symboles qu'elles recélaient, et enfin à une conduite à risque, délinquante, Stéphane Mandelbaum (1961-1986) a passé outre les limites successives que toute transgression conséquente veut franchir. Assassiné par ses complices, à la suite du vol d'un Modigliani (La Femme au camée), il fut abandonné, son visage défiguré par l'acide, dans un terrain vague de la banlieue de Namur... Il retrouvait ainsi le destin tragique, violent des idoles qu'il chérissait dans son panthéon intime : Pasolini, Pierre Goldman, Rimbaud. En organisant une rétrospective (jusqu'au 20 mai) sur Stéphane Mandelbaum, le Centre Pompidou rend hommage à un dessinateur et graveur qui a tellement intriqué ses vies réelles, fictives et son oeuvre, dans l'angoissant parcours d'une transgression croissante, qu'il semblait nécessaire de construire l'exposition à la manière d'un récit. Et Anne Montfort, commissaire d'exposition, a su faire en sorte que le « fatum » du tragique éclaire, blafard, ce récit.
Son père est un peintre juif, Arié Mandelbaum, et sa mère une illustratrice arménienne : Stéphane naît à Bruxelles dans l'art et... la mémoire des persécutions massives. Son grand-père paternel Salomon est le seul survivant d'une famille juive polonaise de trois enfants, ayant fui les pogroms puis échappé, au terme d'un périple mouvementé, à la Shoah ; par ailleurs Stéphane connait le génocide subi par les Arméniens... Ses origines ashkenazes le travaillent : il s'initie à la musique klezmer et au yiddish. Remarquablement doué pour le dessin, il pâtit également d'une grave dyslexie, au point que ses parents le placent dans une école expérimentale, puis l'inscrivent dans une académie d'art. Il fréquente le musée des Beaux-Arts en même temps que les abattoirs, et son inspiration va des peintres de la Renaissance à Hergé. Féru de cinéma, il est hanté par certains films : Portier de nuit, Shoah, L'Empire des sens, et l'on trouvera un cadrage filmique ou B.D. dans certains de ses dessins. Mandelbaum se cherche... La série d'autoportraits au crayon graphite, que l'exposition nous propose, suggère une interrogation sur sa part monstrueuse ou inachevée. Facture réaliste versant dans le néo-expressionnisme, et tendance à écrire, dans l'oeuvre même et au stylo à bille, une sorte de commentaire. Comme un « midrash » dans la pratique des rabbins... Il se cherche aussi à travers son grand-père, puis son père. Et cette interrogation généalogique s'accompagne de transgressions symboliques. Si le grand dessin de son père obéit sagement aux codes des portraits photographiques des années 50, si des caractères hébraïques se trouvent avec soin disposés sous cette image, l'insertion d'une photo pornographique à gauche du portrait, le sens provocateur de l'inscription (« baise mon cul » en yiddish), et le fouillis de commentaires parfois insultants dans la marge révèlent à la fois le besoin d'ébranler la figure paternelle charismatique, en même temps que la prise en compte de son héritage libertaire. Le récit biographique se poursuit par un certain nombre de figures identificatoires pour Stéphane Mandelbaum, plus fasciné par leur vie périlleuse, fulgurante et transgressive que par la substance de leurs oeuvres : portraits au stylo bille, environnés de mots et de petits dessins, sondant les figures de Pierre Goldman, Pasolini, Rimbaud, Bacon. L'artiste veut provoquer : les portraits qui suivent de dignitaires nazis (Göbbels, Röhm), dessinés dans toute leur brutalité, transgressent une mémoire juive douloureuse. Le texte de présentation suggère à ce propos une judicieuse interprétation : « Mandelbaum est animé par un fort désir d'une revanche historique, qu'il partage avec Pierre Goldman, pour qui la violence est une libération « de la meutrissure d'être juif » ». On est donc passé de ces héros transgressifs (intellectuels, artistes, écrivains) qu'il honore en les représentant, à des anti-héros qu'il honnit, et dont la seule représentation est potentiellement provocatrice...
Mais, suivant le déroulé de l'exposition - récit d'une vie dramatique s'exprimant en séries de dessins -, le visiteur s'attend confusément à ce que la transgression s'aggrave, car les provocations par les images, les blasphèmes ou la pornographie peuvent vite s'édulcorer dans la société capitaliste, permissive et consumériste. Et quand il apprend que Mandelbaum s'est mis à fréquenter les marginaux, les prostituées, les délinquants du quartier du « Matonge » bruxellois, le visiteur ne s'avise pas seulement que The Fabulous, portrait d'un transgenre, ou L'Albertine Bar, portrait d'une prostituée derrière sa vitrine, peuvent évoquer un Otto Dix ou un Georg Grosz, il pressent avec anxiété que le jeune Stéphane Mandelbaum est en train de pousser plus loin encore, dans sa propre vie, la transgression... En effet, le voilà « embringué dans plusieurs cambriolages. À l'instar de Goldman et Pasolini, vie, oeuvre et mythe se rejoignent dans une fin tragique et romanesque ».
L'admirable Portrait de José (faisant partie de la non moins admirable collection de portraits d'Antoine de Galbert) réalise l'insoutenable fusion entre la vie et l'oeuvre, puisque la tache noire qui le troue semble anticiper la défiguration par l'acide du visage martyrisé de Stéphane Mandelbaum.
|