Le titre seul du dernier film de Nanni Moretti, Santiago, Italia, un documentaire, renseigne ceux qui l'ignoraient, et confirme l'analyse de ceux qui le savaient déjà : la préoccupation permanente de ce cinéaste indépendant et engagé, variant avec brio les genres, mais fidèle à sa démarche fondatrice du Journal, à la fois intime et citoyen, c'est bien l'Italie... Son évolution, ses crises, ses dérives. L'Italie de la fin des années 70 à aujourd'hui, et demain. L'Italie politique de la Démocratie Chrétienne, des « années de plomb », du PCI devenant PDS, des années Berlusconi, de la coalition des forces de gauche (« l'Olivier »), enfin de Salvini et du nationalisme xénophobe... L'indéniable originalité de ce cinéma, c'est qu'il réussit à se faire d'autant plus politique qu'il est personnel, et l'inverse. Tant il est vrai que tout dépend de la position initiale du « moi ». Ou bien un ego narcissique, replié sur la sphère privée, psychologisant tous ses problèmes, ou alors (à la façon d'un Pasolini d'ailleurs) un sujet engagé qui éclaire son existence, même dans sa dimension la plus intime, d'une attention politique et/ou socioculturelle. On aura compris que c'est la deuxième position que Nanni Moretti, adepte du carnet de route cinématographique, a choisie depuis toujours.
La première image de ce documentaire est révélatrice de cette subjectivation : on y voit Nanni Moretti de dos, contemplant du haut d'une terrasse Santiago et, au loin, les sommets laiteux des Andes. On entendra ensuite le réalisateur poser lui-même les questions lors des interviews. On le voit également qui s'adresse à un témoin, lui confiant qu'il n'est pas neutre politiquement, il le reconnaît... Ce film est donc, à nouveau, un moment de la réflexion personnelle de Nanni Moretti, sur la gauche et ses fragilités, mais pas seulement. A priori, le documentaire raconte cette grande espérance que fut le moment Allende au Chili, puis la brutalité effroyable de la répression après le coup d'état militaire, et surtout comment l'ambassade d'Italie à Santiago - fait méconnu - a généreusement accueilli des centaines de demandeurs d'asile, de Chiliens terrorisés, persécutés durant les années lugubres de Pinochet. Et comment tous ces Chiliens ont pu s'installer d'abord dans l'ambassade puis, une fois exfiltrés, en Italie sans le moindre problème, y former une communauté vivante, très bien acceptée par les Italiens... On l'aura aisément compris : à l'occasion d'une évocation documentaire de l'expérience Allende (1970-73), travail de mémoire que d'autres cinéastes (cf. Patrizio Guzman) ont déjà bien accompli, à l'occasion de cet autre rappel historique que de nombreuses vies purent être sauvées grâce à des diplomates italiens au Chili, puis grâce à des Italiens accueillants, Nanni Moretti incrimine, a contrario, tous ces Italiens d'aujourd'hui qui ont voté pour Salvini, un repli identitaire, le nationalisme et la xénophobie. En sous-texte du film : rappelez-vous ce que vous étiez capables de faire, mesurez ce que vous êtes en train de devenir ! Cette incrimination n'est pas directe, mais les derniers mots du documentaire ne laissent aucun doute. C'est au moins autant l'Italie que le Chili, le sujet de Santiago, Italie.
D'abord le cinéaste y interroge d'autres cinéastes, chiliens, pro-Allende (Guzman, Castillo, Littin) pour qu'ils puissent évoquer aussi bien les réformes sociales mises en oeuvre que l'ambiance enthousiaste d'une expérience politique mue par un idéal de justice. Bien sélectionnées, des bandes d'actualité émaillent cette série d'émouvants témoignages. Ensuite, le rôle de l'establishment U.S., des grosses compagnies américaines, des médias aux ordres, enfin de l'armée et d'une partie de la bourgeoisie chilienne pour briser net cette expérience socialiste, démocratique et solidaire, est clairement rappelé, ainsi que la mise en place rapide d'une dictature sanglante. Torture, emprisonnements, « disparitions »... Enfin, l'attitude secourable d'un cardinal chilien et surtout de l'ambassade italienne constitue la dernière partie, la plus heureuse et parfois drôle, de ce documentaire. On en vient alors à l'Italie, le sujet latent, le message crypté de Santiago, Italie... Parmi les témoignages de Chiliens sauvés par les Italiens d'alors, celui d'une femme risquant cette métaphore que l'Italie fut une mère bonne pour eux, tandis que le Chili de Pinochet fut un mauvais beau-père. C'était il y a un demi-siècle... Alors Nanni Moretti pose cette question, en filigrane, aux spectateurs et surtout à ses compatriotes : comment est-on passé de cette Italie-là, accueillante et généreuse, à celle de Berlusconi, vulgaire, égoïste, et enfin à celle de Salvini, rabougrie et raciste ?
Une question similaire était adressée aux Italiens dans Le Caïman (2004), évoquant Silvio Berlusconi comme politicien cupide, entrepreneur avide, homme des médias populacier, démagogue. Mais aussi et surtout le film s'interrogeait sur les affects mobilisés par Berlusconi chez les Italiens. Ce film portait également sur un créateur en crise (lui, Nanni Moretti, cinéaste et intellectuel), se demandant à quoi il pouvait servir dans un monde pareil. Doutes existentiels sur la création, doutes sur les Italiens qui ont porté Berlusconi aux nues... Doutes même sur la foi catholique, si importante en Italie, dans Habemus Papam (2011), qui amplifie de redoutables interrogations philosophiques.
Le cinéma de Nanni Moretti reste donc son Journal intime. Deux questions lancinantes traversent ce singulier Diary en images : où va l'Italie dans le monde ? Et que peut/doit faire aujourd'hui un réalisateur de cinéma qui est en même temps un intellectuel de gauche ?
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