Pour Freud, nos rêves peuvent être considérés comme une mythologie privée, tandis que les mythes constitueraient des sortes de rêves, de romans collectifs... Les similitudes entre rêves et mythes apparaîtront d'autant mieux que nous garderons à l'esprit le besoin humain de travestir au mieux la réalité, en tant qu'indifférente, voire hostile à nos désirs.
Deux spectacles de théâtre nous font naviguer du rêve, dans une version fantasmatique, au mythe, dans la forme de l'épopée. Très différents, ces spectacles ne nous font pas moins mesurer, en creux et par contraste, l'âpreté, la rudesse ou la brutale médiocrité du réel, pour que nous ayons ainsi besoin de nous en évader.
Jusqu'au 13 février, au Théâtre de l'Atalante, Un jour en octobre de Georg Kaiser (1878-1945), mise en scène d'Agathe Alexis. Dans cette pièce - qui fut écrite en 1928 -, la jeune et riche Catherine Coste, à la fois gâtée par son oncle, un grand bourgeois, et chaperonnée par l'Abbé Jattefaux, se morfond dans une cage dorée de laquelle une passion amoureuse et un fantasme proche du délire seront les clés libératrices... Ayant rencontré par hasard le beau lieutenant Marrien, de bref passage dans cette ville de province, elle a le coup de foudre pour lui. Elle le suit alors en plusieurs lieux à valeur symbolique et, dans un bovarysme frisant l'hallucination, se met en tête que ce parcours accompli en commun témoigne d'un amour partagé. Et même que ses différentes stations constituent le simulacre de leurs épousailles... Elle déchiffre le nom du lieutenant à l'intérieur de son képi, posé à l'envers, sur une chaise dans une église. Sauf que voilà, Marrien repart, et le réel va brutalement reprendre ses droits sur le fantasme consolateur ! C'est alors qu'à peine réveillée, Catherine se replonge plus profondément encore dans son rêve délirant. En effet elle se donne, en l'attirant dans sa chambre, au garçon boucher Leguerche qui allait, nuitamment, retrouver sa fiancée, laquelle se trouve être la servante de Catherine. Enceinte, Catherine sans hésiter désigne le lieutenant Marrien comme le père de l'enfant... Furieux, monsieur Coste convoque ce dernier pour qu'il épouse sa nièce. On conçoit aisément la surprise et le courroux du militaire qui, confrontée à Catherine, la découvre pour la première fois. La pièce connaît alors de nouveaux rebondissements... Et tout le talent de l'auteur, de la mise en scène et des comédiens va consister à enrichir des flottements du doute la frontière entre la prosaïque réalité (sexuelle, mais aussi économique, Leguerche exigeant pour se taire de l'argent) et le fantasme sophistiqué. Si Catherine (interprétation éthérée d'Ariane Heuzé) s'accroche à son rêve et tente d'y faire entrer les autres, son oncle (remarquable Hervé Van der Meulen), obsédé par la réputation bourgeoise, veut à tout prix savoir ce qui s'est vraiment passé pour vite régler l'affaire. Quant au garçon boucher (Benoît Dallongeville, très crédible), il se fait l'incarnation du réel qui, contre les folles prétentions du rêve, sans cesse fera retour. À moins qu'on le supprime... La négation du réel par l'imaginaire peut conduire à la folie, au meurtre. Et la mise en scène inspirée d'Agathe Alexis rend à l'inspiration expressionniste de la pièce toute l'intensité dramatique d'un affrontement, où rôde la folie, entre fiction et réalité.
Guerre égale mort, blessures, horreurs, mutilations... Le mythe, aux ordres de l'agressivité belliqueuse, pare de mille exploits légendaires, prouesses fabuleuses et pour de belles raisons, d'affreuses tueries dont la véritable origine n'avait sans doute rien de glorieux ! Livre de guerre, poème épique grec en vingt-quatre chants attribué à Homère, l'Iliade est le récit, sous forme d'épopée, d'un conflit de dix ans entre les Achéens et les Troyens. Sa dimension mythique, immédiatement perceptible par l'intervention constante des dieux, protégeant ou accablant les différents protagonistes de ce conflit légendaire, donne toute son aura à la figure du Héros. Elle la garde encore... Damien Roussineau et Alexis Perret ont eu l'envie d'adapter, mettre en scène et interpréter, pour tous les publics, ce poème riche en merveilleux et en aventures héroïques. Et, bien qu'ils aient choisi des accessoires de rien du tout, de monter l'Iliade dans l'esthétique d'une brocante ou, comme ils le disent eux-même, de jouer « l'épopée dans un grenier », bien qu'il jettent ça et là des notes d'humour, ils savent conserver par une forte déclamation la charge fabuleuse, mythologique de l'Iliade. On peut voir leur spectacle en famille jusqu'au 4 février au Lucernaire... Certains spectateurs auront sans doute à l'esprit des scènes spectaculaires du film Troie, réalisé il y a quatorze ans par Wolfgang Petersen, mais tous ne pourront qu'être emportés par le souffle de cette épopée transcendant toutes les adaptations, même les plus prosaïques, que l'on peut en faire. « Sur scène, notre ambition est d'incarner à deux l'aède et les personnages de ce récit, de trouver une forme contemporaine libre et ludique afin de retrouver, par l'intermédiaire des deux frères, le jeu théâtral », disent Roussineau et Perret, censés être deux frères revenus dans le grenier de leur enfance, et qui détournent maints objets pour animer un monde extraordinaire.
Alors rêverie, fantasme, mythe ou épopée nous renvoient à ces temps magiques de l'enfance où, sans efforts et par jeu, on pouvait sortir du réel et pleinement vivre l'imaginaire.
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