Z 6399... Tel fut le matricule tatoué, comme on le fait pour du bétail, sur l'avant-bras de la petite Ceija Stojka, née en Autriche en 1933 dans une famille de marchands de chevaux rom d'Europe Centrale, et déportée à l'âge de dix ans. Vouée, comme sa mère et d'autres membres de sa famille, à l'anéantissement par les nazis, elle survécut miraculeusement à trois camps de concentration et d'extermination : Auschwitz, Ravensbrück et Bergen-Belsen. En 1988, presque à la soixantaine, la digue du silence rompue, Ceija Stojka ressentit le besoin inextinguible de parler, témoigner, écrire et dessiner, peindre... Elle n'arrêta donc plus de créer jusqu'à sa mort, il y a cinq ans. Quatre livres, un millier d'oeuvres graphiques ou picturales, et un travail quotidien dans son appartement de la Kaiserstrasse à Vienne. L'exposition Ceija Stojka une artiste rom dans le siècle (jusqu'au 20 mai à la Maison Rouge), dont les commissaires, Antoine de Galbert et Xavier Marchand, ont compris l'actualité, hélas, dans un contexte de résurgences du nationalisme, en Europe et ailleurs, et mis en évidence la valeur éminemment cathartique de cet art de l'urgence, à la limite de l'art brut, secoue les visiteurs comme un cri de douleur longtemps retenu, puis continûment libéré jusqu'à la mort.
L'extension large de tous ceux qui, pour les nazis, représentaient la « sous-humanité », devait conduire à l'anéantissement de masse (Vernichtung), dans des camps conçus et construits à cet effet (Vernichtungslager), des Juifs, mais également des Roms, des Slaves, des malades mentaux, des homosexuels, etc. Les chambres à gaz asphyxiant y tournaient à plein régime et, chaque jour, jusqu'à 12 000 personnes pouvaient être gazées puis incinérées... Considérés par les nazis comme « racialement inférieurs », les Tziganes ou Roms furent éliminés, soit indirectement par les conditions effroyables régnant dans les Lager (manque de nourriture, chauffage, médicaments, etc.), soit directement dans les chambres à gaz. Ces massacres systématiques de la population rom, selon les estimations, oscillent entre 195 800 et 240 150 victimes (mais d'autres estimations vont jusqu'à 500 000 !), soit un quart de cette population telle qu'on la dénombrait avant la guerre... Raconter, évoquer par l'écriture, le dessin et la peinture l'horreur absolue de ces camps, cette brutale captivité, ces massacres subis par son peuple, Ceija Stojka s'y est, avec la ferveur d'une mission, appliquée. Retrouvant par les thèmes traités maints souvenirs congelés dans une terreur mutique, et par une forme naïve toute cette enfance qui lui fut volée. Contraste saisissant avec tout ce malheur : les paysages merveilleux et rutilants, peints par Ceija, de ces années d'avant-guerre, quand la famille et d'autres Roms vivaient, joyeux et libres, dans la campagne autrichienne.
Ce mixte d'art naïf et de facture expressionniste, bien mieux qu'un réalisme maîtrisé, semble le plus à même d'exprimer ce que dut être la terreur hallucinante d'une gamine jetée dans cet indicible enfer. Une gamine qui raconte, cinquante ans plus tard... Le recours à l'acrylique sur carton, l'usage des doigts autant que du pinceau témoignent de la spontanéité dont cette artiste rom a eu besoin. Les titres donnés parfois aux oeuvres sont de terribles commentaires qui, au choc de ce que l'on voit, ajoutent l'accablement de ce que l'on déchiffre. Certains motifs reviennent, obsédants, comme ces croix gammées ou ces corbeaux, signes noirs incrustés sur des ciel de cendres. Tel un voile pudique sur la honte ressentie, la maladresse du dessin nous épargne les tentations du voyeurisme. Réduites à leur plus simple expression, certaines peintures tendent juste à une marque symbolique, comme Z 6399 représentant un avant-bras rouge tatoué, dans une nuit de l'horreur que perce, en haut à droite, la lumineuse traînée d'un fol espoir. Ou bien ce n'est plus qu'un foisonnement abstrait qui témoigne du chaos ambiant et de l'impossible figuration... On n'aura aucun mal à interpréter l'oeil gigantesque occupant toute une oeuvre comme l'épouvantable surveillance dans laquelle ces malheureux étaient tenus. Dans Auschwitz 1944 la fumée lugubre sortant de la cheminée haute de l'incinération s'en va rejoindre un nuage charbonneux au lointain.
Plus de 130 oeuvres sont réunies dans cette exposition. Les thèmes et les époques retenus (Vienne, la traque, la déportation - Les camps - Le retour à la vie) prennent obscurément une valeur archétypale : sortie de l'Éden, le Mal, la rédemption. Et un documentaire émouvant permet à la fois d'entendre Ceija Stojka nous raconter ce qu'elle a vécu, le rôle extraordinaire, protecteur de sa mère, également de la voir travailler, malaxant la couleur de ses mains, comme une pâte. C'est l'histoire d'une Rom qui s'en est sortie par la chance, l'amour et l'art, comme contrepoint merveilleux, individuel, d'une barbarie de masse.
Cette exposition, et celle qui l'accompagne sur les Black Dolls, toutes deux témoignant, par une expression artistique sans emphase, de tout ce qui reste d'inhumain en l'homme, seront malheureusement les dernières que nous pourrons voir à la Maison Rouge. En effet, cette fondation pour l'art contemporain reconnue d'utilité publique, créée il y a quatorze ans par Antoine de Galbert, collectionneur et mécène, fermera alors définitivement ses portes... Joignons à tous ceux qui, dans le Livre d'Or et ailleurs, ont exprimé leur désarroi, leur tristesse devant cette perspective, un hommage qu'il nous faut rendre à la qualité, la hauteur de vue et à la gravité de ce qui fut souvent exposé en ces lieux.
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