Il est peu fréquent de trouver un photographe qui ne cède pas, et on le comprend, aux drames permanents du monde. Ou, au contraire, à la « photo d'art » embellissant la réalité par une forme valorisante, ou bien n'en choisissant que la part favorisée (« people », mode, célébrités, etc.), comme si, au final, les émotions joyeuses émanant du peuple offraient peu d'intérêt dans le champ de la photographie. Et comme si l'on devait une fois pour toutes, aux innombrables photographes amateurs, les abandonner. Une relation photographique directe, festive, chaleureuse, empreinte de jubilation contagieuse avec les semblables, on serait enclin à croire qu'il faut la chercher dans d'autres aires culturelles que les nôtres... C'est probablement ce que pensent maints visiteurs lors de l'exposition Malick Sidibé, Mali Twist qui se tient, jusqu'au 25 février 2018, à la Fondation Cartier pour l'art contemporain.
Malick Sidibé (1936-2016) était le chroniqueur attentif des rues de Bamako, le portraitiste infatigable du petit peuple malien, le reporter d'une Afrique en pleine évolution, le photographe inspiré d'une joie de vivre éblouissante de la jeunesse bamakoise, peu après l'indépendance du Mali. Il a cultivé la sympathie, au sens ordinaire mais aussi étymologique du terme, comme rapport préalable, nécessaire à l'acte photographique. Le documentaire d'une heure, Dolce vita africana (2008) de Cosima Spender, projeté à l'étage inférieur de cette grande exposition, est à cet égard tout à fait parlant. L'osmose entre la personnalité rayonnante du photographe et la convivialité joyeuse des Bamakois, sans cesse perceptible, nous renseigne sur la démarche de Malick Sidibé. Comme le précisent André Magnin et Brigitte Ollier, commissaires de l'exposition, « Malick Sidibé a fait de la photographie un art de l'échange, lors des soirées au rythme du twist et du rock'n'roll dans le Bamako des années yéyé ou dans l'intimité de son studio de Bagadadji ». Un art de l'échange qui explique pourquoi le photographe Malick est invité dans les boîtes de nuit, les mariages, toutes les surprise-parties, les manifestations sportives, « aussi les « bals poussière », improvisés dans des endroits un peu à l'écart » (raconte le photographe). Les jeunes Bamakois adorent celui qui, par son regard et sa bonne humeur, exalte leur joie de vivre et leur fantaisie pétillantes. Sans doute une certaine insouciance de l'époque - décolonisation et Trente Glorieuses - y est pour quelque chose, et André Magnin, Manthia Diawara ont eu raison de concevoir une bande-son musicale évocatrice, accompagnant le visiteur, et riche des succès, des « tubes » d'alors sur lesquels les jeunes dansaient follement. Twist, pop music, rock, rythmes afro-cubains ajoutent ainsi un surcroît de vitalité à toutes ces photographies, en noir et blanc et au flash, qui déjà en abondent, vibrantes qu'elles sont d'allégresse et d'excitation. Quand l'ambiance survoltée a bien électrisé les convives, Malick Sidibé saisit de son petit appareil la gestuelle, les positions les plus réjouissantes, et conserve pour les temps futurs le témoignage instantané de ces bonheurs partagés... Il se souvient : « J'aimais la photographie en mouvement. Pendant les soirées, les jeunes influencés par la musique sont excités, déchaînés, comme en transe, ils se sentent bien dans leur peau. Quand je les regardais gesticuler avec tant de ferveur, je me disais : « Danser, c'est bon, dans la vie, il faut s'amuser, après la mort c'est fini ! ». L'exposition offre plus de 250 photographies capables de galvaniser une momie.
Ayant passé son enfance dans un village peul, Malick Sidibé a étudié la peinture à l'École des artisans soudanais de Bamako, dont il sort diplômé à 19 ans, puis, devenu apprenti auprès du photographe français Gérard Guillat, il a commencé à enregistrer les scènes du quotidien avec son petit Kodak Brownie Flash, et réalisé ses premiers portraits de clients maliens. En 1962, il a ouvert le Studio Malick devenu peu à peu une référence à Bamako. Il n'a même pas trente ans et sa réputation ne cesse de grandir au Mali. Mais il faudra attendre longtemps, et que le photographe approche de... la soixantaine pour que sa réputation devienne internationale, notamment grâce à une rencontre fortuite avec André Magnin, grâce aux Rencontres de la photographie africaine, grâce également à une première exposition à la Fondation Cartier en 1995... En effet l'on apprécie de plus en plus ce regard chaleureux qui suit l'évolution de la société malienne. Malick Sidibé, tout comme Seydou Keïta, devient alors l'une des grandes figures de la photographie africaine. En 2003, il recevait le Prix international de la photographie décerné par la fondation Hasselblad et, quatre ans plus tard, il était le premier photographe à voir l'ensemble de sa carrière récompensée par un Lion d'or à la Biennale d'art contemporain de Venise !... Quand la cote de Malick Sidibé est montée, il a commencé à tirer, titrer et signer, entre 1994 et 2016, des clichés réalisés durant les sixties et seventies. Et les tirages argentiques réunis dans l'exposition marquent bien l'écart entre la date de prise de vue et l'année du tirage. Mais, on l'a compris, la photographie de Sidibé, loin d'être seulement documentaire, dit avec éloquence, par le choix de la lumière, des attitudes et mouvements, une joie de vivre toute simple, festive, qui méritait d'être talentueusement fixée.
Celui qui disait « le bonheur est avec le monde » savait surtout être avec les autres, pour immortaliser les moments fugaces où le seul fait de vivre devient une exultation.
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