Par cet imaginatif sentiment d'ouverture inclinant à partager, comprendre les maux et la misère d'autrui, la traduire en personnages, dialogues et situations dramatiques ayant quelque vocation à l'universalité, certains auteurs de théâtre - on pense tout de suite à Tchekhov - ont fait de la compassion un puissant moteur dramaturgique, réussissant à émouvoir le spectateur et à suspendre ses réflexes égotistes. La mise en scène doit trouver un dispositif, et les comédiens une interprétation qui évitent l'étalement d'un pathos complaisant.
Jusqu'au 15 avril, au Théâtre 13 Jardin, La Maladie de la Famille M. de l'italien Fausto Paravidino, dans la mise en scène de Simon Fraud, est ce genre de pièces où l'on entre sans voyeurisme dans une intimité familiale, où l'on comprend mieux chacun par une empathie accrue, et d'où l'on ressort avec une plus large compassion pour l'humain. Les personnages de cette famille M., des laissés pour compte, des êtres modestes tentant de s'en sortir, se trouvent déjà pris dans la situation contraignante de la « zone » : « En Italie, comme dans le Far West, il existe des petites agglomérations qui se développent en bordure des grandes routes nationales... On pourrait penser a priori que les principales ressources économiques de ce genre d'agglomération se limitent au bar des camionneurs et à la pompe à essence, mais à y regarder de plus près, on découvre que s'y ajoutent d'autres ressources telles que l'agriculture, l'élevage ou encore... les habitants eux-mêmes ». C'est ainsi que parle le docteur Cristofolini, le médecin du village, âme compatissante qui écoute et soigne, devenant le conteur d'un soir et créant une bonne distance par rapport à cette intimité familiale qui va nous être livrée. Ce personnage induit en même temps une scénographie - conçue par Suzanne Barbaud - découpant la scène en trois espaces : le cabinet du médecin à gauche, la cuisine et la salle à manger de la famille M. au centre, et l'extérieur réduit à un banc sous abri à droite... Il y a Marta la « bonne » fille, remplaçant la mère décédée quelques années plus tôt (de désespoir ?), se dévouant corps et âme pour ce foyer indigent, pour son père Luigi, bougon et vieillissant mal ; la petite soeur Maria, séductrice inconséquente mais en quête d'un grand amour ; son petit ami Fulvio, et Fabrizio le copain de ce dernier ; Gianni, le frère, sans emploi, qui se sent ignoré... Les secrètes blessures, les aspirations brisées, les douloureuses contradictions de chacun, l'auteur (un surdoué de la scène italienne) les fait, par des dialogues incisifs et de denses microdrames, affleurer, tandis que la misère psychologique de cette petite famille, inadaptée au monde actuel, prend valeur d'universalité. Pas de temps mort, et des émotions vives surgissant - comme chez un Arnold Wesker ou un Daniel Keene - de situations pathétiques. En même temps, le schéma culturel de la famille italienne, les moeurs locales ancrent ce théâtre réaliste dans le social, comme chez Goldoni... Simon Fraud a laissé la place, dans sa direction d'acteurs, à la drôlerie pour éviter le misérabilisme, et les jeunes comédiens ont bien su entrer dans des personnages d'aujourd'hui parfaitement crédibles. La morale de l'histoire, s'il y en a une, c'est qu'un monde brutal, trop individualiste, marqué par d'énormes fractures sociales, conduit droit au malheur. Et que la compassion d'un auteur (ou d'un docteur), développant la conscience vers les autres, brise les murs de l'isolement.
L'isolement, le malheur inavoué, parce qu'il y a si peu de monde pour compatir ni même écouter, bouleversants dans la pièce Bluebird de l'anglais Simon Stephens, mise en scène par Claire Devers, trouvent une manière de silencieuse réponse dans l'attention compassionnelle de Jimmy, un chauffeur de taxi londonien, conduisant sa Nissan Bluebird dans la nuit urbaine, et recueillant les confidences de ses clients passagers. S'il comprend les brisures des autres, c'est que sa propre vie fut cassée par le départ de celle qu'il a toujours aimée, Clare, départ lui-même causé par la mort accidentelle, dont il est en partie responsable, de leur enfant. Sombre anniversaire que cette nuit où se déroule l'action de la pièce : Jimmy va retrouver Clare qu'il n'a pas revue depuis le jour fatal... Mais le pathos débordant de ce couple frappé par le malheur se voit comme englobé - et c'est la réussite de la pièce - par cette bruissante nuit londonienne, tissée de solitudes entrecroisées, que la mise en scène inspirée de Claire Devers (une réalisatrice de cinéma qui se lance dans la mise en scène) évoque magistralement grâce à des projections de films et d'ingénieux éclairages. Chacun porte sa croix et, dans cette Angleterre néolibérale où, selon Thatcher, il n'existerait pas de société mais seulement des individus, elle est d'autant plus lourde que la compétition tue la compassion. On se croit dans un film de Ken Loach, et le réalisme est tel qu'une authentique Nissan Bluebird - Claire Devers l'a voulu - trône sur le plateau. Philippe Torreton, dans le rôle de Jimmy, aussi poignant dans ses paroles que ses silences, évite toute emphase qui serait périlleuse dans ce registre. Les représentations de la pièce se sont achevées au début du mois au Théâtre du Rond-Point, mais l'impact demeure dans la mémoire. On évoquera sans doute le Taxi Driver de Martin Scorsese autant qu'une nouvelle de Raymond Carver.
Mais nous sommes au théâtre, et dans un théâtre cathartique où la compassion a su nous rendre claustrophobique du périmètre de l'ego.
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