Certains films - les documentaires en particulier, puisque, débarrassés des logiques hétéronomes propres à la fiction, ils se saisissent de la réalité - nous rappellent vivement toutes les critiques formulées à l'encontre de la religion en général, et du fanatisme religieux en particulier. Le problème demeure que les vertus pédagogiques de ces films ne touchent guère, hélas, ceux qui tireraient le plus de profit à les voir ! Ainsi, sauf à être projeté dans collèges et lycées, le remarquable film franco-algérien de Merzak Allouache, Enquête au paradis, ne sera point confronté à des jeunes que la radicalisation menace.
Or la confrontation constitue l'une des bases du film, puisque l'on montre ici, à différents interlocuteurs algériens, un extrait vidéo ahurissant où un prédicateur salafiste décrit avec éloquence, exaltation, l'érotique sensualité des 72 houris attendant au paradis le Musulman prêt à se sacrifier pour la cause de l'intégrisme religieux. On demande ensuite à ces interlocuteurs de réagir à ce prêche, et de parler du paradis.
Merzak Allouache a voulu que ce soit une femme, une comédienne, qui pose les questions lors des enquêtes, petite revanche sans doute, eu égard à la misogynie foncière que le wahhabisme et le salafisme, également les religions monothéïstes en général - nous y reviendrons - véhiculent dans leur enseignement. Mais l'on peut aisément concevoir que ce biais a pu aussi créer une gêne auprès d'interlocuteurs qui, si cela avait été un homme qui interviewe, se seraient davantage encore lâchés, dans un mépris, une instrumentalisation des femmes accompagnant leur adhésion globale aux thèses intégristes... Cependant, voici un homme accusant les femmes d'être toujours la cause de la « fitna » (discorde), un autre restant perplexe à l'idée qu'une femme puisse accéder au paradis, d'autres encore rajoutant certains détails à cet infernal mythe paradisiaque ! Les 2h15 de ce documentaire en noir et blanc accablent le spectateur, tant l'imprégnation du petit peuple par cet islam fanatique, rigidifié en manichéisme (paradis/enfer, saint/péché, etc.) s'exprime autant par les discours convergents que par les silences hostiles. Dérobades dues à la présence de cette femme enquêtrice, donc émancipée... On s'explique un peu mieux cet endoctrinement massif lorsqu'on apprend qu'il y a 1200 chaînes télé religieuses, en Algérie, contre... une trentaine de chaînes laïques ! Coulant d'Arabie saoudite, des flots d'argent contribuent à l'expansion, ici comme ailleurs, de l'islam sunnite traditionnaliste hanbalite... Alors, comment réagit le pouvoir algérien, se demande-t-on ? S'il n'oublie pas les horreurs des « années noires » (rappel, dans le film, du massacre de Bentalha : 400 victimes !), l'effroyable guerre civile d'il y a trente ans, et donc réprime ou surveille les mouvements religieux à tendance théocratique, on peut concevoir qu'il trouve quelques avantages à une mythologie religieuse qui récuse toute discussion et tout esprit critique d'abord, détourne le peuple des revendications économiques et sociales au profit d'une récompense post-mortem ensuite, et enfin divise, en une archaïque guerre des sexes et des moeurs, ce qui pourrait devenir un front de classe. Ainsi le Cheikh Hamadache, chef du Front de la Sahwa Islamique algérien, ou l'imam cathodique populaire Chemsou ne sont pas trop embêtés. Et le pouvoir peut même s'offrir le luxe de suggérer aux Algériens que lui seul peut les protéger encore d'un retour des islamistes durs en politique...
Toutes ces analyses, et bien d'autres, d'une admirable lucidité, sont le fait d'intellectuels algériens de haute volée, d'une élite à qui le documentaire donne largement la parole : Kamel Daoud, aux remarques subtiles, Boualem Sansal, très pessimiste, le psychiatre Mahmoud Boudarène, des militants démocrates et socialistes, également des femmes romancières, artistes, comédiennes (Biyouna), des militantes féministes (Aouïcha Bekhti). On a peur, dans ce contexte, pour leur survie à toutes et à tous... On les voit et entend effarés, abattus, révoltés par ces croyances qui légitiment le meurtre et le sacrifice. Ils en appellent à un réformisme religieux minimum, à plus d'éducation laïque. Et ils témoignent dans la douleur d'une société algérienne que l'aliénation religieuse, le pouvoir autocratique figent économiquement, socialement, culturellement jusqu'au désespoir.
La qualité de cet audacieux documentaire scénarisé, « fictionnalisé » puisque la journaliste et ses comparses sont des comédiens, s'apprécie notamment à la variété des prises de vue (en extérieur ou chez des particuliers, dans des villes ou des bleds perdus, en travellings ou en plans fixes), à la finesse de l'image, à cette trouvaille enfin consistant à entrer dans le vécu familial et amical des enquêteurs, impactés par ces confrontations. Peut-être ce que ressent Merzak Allouache lui-même, qui n'en est pourtant pas à son premier film-charge... Ce que, de façon impressionniste, le documentaire fait habilement ressentir, c'est à la fois le décalage et l'isolement d'une société confite en dévotion dans le concert de la modernité, et celui d'une élite intellectuelle laïque et raffinée dans une société religieuse.
À la sortie du film, par curiosité l'on peut chercher des propos misogynes dans les textes fondateurs des religions monothéïstes... Il ne faut pas aller bien loin : maîtresses exclusives, ces religions entendent monopoliser toutes les adorations et passions, et donc flétrir, rabaisser les femmes dont le seul tort est de rester des concurrentes non négligeables en matière de création et de séduction.
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